Rhétoriques répressives et dépolitisation des libertés (prologue à la traduction espagnole de L’envers de la liberté)

Avec l’autorisation de l’éditeur Luis Marmol-Izquierdo, je publie ici le bref prologue écrit pour l’édition espagnole de mon livre paru en mai 2024 : El reverso de la Libertad. Je n’avais pas prévu de le faire au lendemain d’élections européennes dramatiques, qui malheureusement ajoutent encore au poids des idées évoquées ci-dessous.

Je remercie très chaleureusement l’éditeur d’avoir repéré et souhaité traduire mon livre avec autant de sérieux et de délicatesse. 

Cette traduction m’offre l’occasion d’expliciter certaines insatisfactions que m’inspire mon propre travail, dix ans après avoir soutenu la thèse de doctorat dont il est issu. Réécrire l’ensemble représenterait une tâche aussi absurde que vaine. Pour autant, revenir sur les contrariétés que nous infligent nos recherches est une façon sinon de les poursuivre, du moins de se rappeler la nécessité de les repenser depuis certaines limites que le temps nous a permis de percevoir. Il ne s’agit aucunement bien sûr d’en décourager la lecture, mais plutôt d’y ajouter de façon liminaire des perspectives propres à en accroître peut-être la portée critique ou autocritique. Dans le cadre de ce prologue, je me contenterai de ressaisir deux limites, bien qu’elles soient évidemment plus nombreuses.

Une première tient dans les biais historiographiques de la démarche généalogique ici développée. En retraçant la façon dont des significations de l’idée de liberté se sont progressivement cristallisées et ont été retenues comme majeures par la postérité, mon travail s’en tient à l’histoire de la pensée façonnée par les classes dominantes, celles qui détiennent les moyens d’énoncer, sélectionner, imprimer, préserver et diffuser des idées. Ce qui revient à dire que l’histoire des significations de la liberté retracée dans cet ouvrage est aussi une histoire de la façon dont des textes philosophiques – comme toute production culturelle – se trouvent imbriqués dans des dispositifs de pouvoir qui produisent ce qu’Horkheimer appelait une égale impuissance matérielle et intellectuelle (Théorie traditionnelle et théorie critique).

On le comprend d’autant mieux si l’on a à l’esprit les classes sociales invisibilisées par une telle histoire de la pensée, les classes des personnes dites subalternes, celles qui, sans se priver de penser leur propre émancipation, sont dépossédées des moyens de faire entendre leurs idées en raison de leur genre, de leur pauvreté, de leur couleur de peau, de leur âge etc. Il importe donc de compléter cette histoire de la pensée visible et même consacrée, bourgeoise selon la terminologie marxiste, par une histoire des dissidences pratiques et des bribes de sagesse émancipatrice mises en œuvre sur le terrain, voire de façon souterraine et qui occupe davantage mes recherches désormais.

Ma seconde insatisfaction relève plutôt d’une crainte : que la dialectique négative de l’idée de liberté mise en évidence puisse constituer un motif supplémentaire de se résigner à moindre frais, et d’obéir aux chants bellicistes et répressifs de notre époque.

Car si cette recherche était à l’origine innervée par des questionnements sur les usages omniprésents et confus du mot « liberté », ce qui m’interpelle davantage aujourd’hui et réactualise la nécessité de réfléchir plus que jamais collectivement sur le devenir de nos libertés et de notre désir de libération s’ancre dans un constat contraire. Le sujet de la liberté est trop souvent absent des préoccupations publiques, des débats et des programmes politiques. Et sa rareté ne donne bien sûr aucun gage de clarté.

L’oppressante domination médiatique et politique des rhétoriques nationalistes, autoritaristes, identitaires, impérialistes et militaires semble avoir rendus désuets les idéaux de liberté qui jalonnent notre histoire. Les formes d’aliénation exposées dans cette généalogie (la dépossession du territoire, l’endettement, l’insécurité et l’absurdité de l’existence comme du monde technicisés) sont invoquées par des chefs politiques comme autant de menaces justifiant le renforcement d’une politique radicalement arbitraire, sans qu’ils jugent utile d’en passer par des manipulations du champ lexical de l’émancipation.

La dépolitisation de la liberté qu’Arendt analysait chez des philosophes de l’Antiquité tardive – Augustin en particulier – se poursuit aujourd’hui dans le champ du développement personnel, où brille une réappropriation capitaliste de quelques adages stoïciens sur la liberté intérieure comme capacité de créer et gérer en soi ce qui nous manque dans le monde matériel.

Si des rhétoriques de pouvoir manipulent nos peurs pour nous conduire à désirer des contentions illusoirement rassurantes et à y voir autant de « libérations », si la vigilance est toujours de mise lorsqu’on use du mot « liberté » sans en préciser la signification, elle s’impose au moins autant lorsque ce mot cesse d’être la finalité suprême et explicite des instances de pouvoir. Alors que se décident de scandaleuses régressions comme l’abrogation du droit à l’avortement, des résistances démocratiques se tissent là où l’on ose encore parler de liberté.

Je remercie une nouvelle fois très chaleureusement Luis del Marmol d’avoir jugé que ce modeste travail pourrait faire sa part dans ce chantier aussi urgent que complexe : penser nos libertés et leurs inhérentes contradictions, entretenir par là notre répulsion spontanée pour la servitude comme La Boétie nous y invitait, plutôt que de se résigner au pire.

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