ÉPISODE 8 Saison 1 : Exercice anti-sexismes (3). Devenez acteur / actrice

Jouez à inverser les rôles… le temps d’une partie. À lire et/ou à écouter !

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Introduction de l’exercice

L’objectif de ce troisième exercice est de nous faire passer un cap dans la mise en pratique des convictions égalitaires que nous avons, au moins en théorie, et je vous propose de le faire de la manière la plus légère qui soit : c’est-à-dire en jouant.

Avec l’exercice n°1, vous avez sans doute pu relever des situations où des rôles et des pratiques étaient fréquemment adoptés de manière dissymétrique par les hommes et les femmes. Ces situations sociales sont à chaque fois singulières et ne vous fournissent bien sûr pas un scénario figé de ce qui arriverait toujours et partout pour tout individu ! Mais des récurrences se laissent observer – d’ailleurs les statistiques en témoignent – et, en aiguisant votre regard, vous avez noté des pratiques saillantes que vous n’aviez pas nécessairement perçues auparavant avec la même attention. Sans doute avez-vous observé des codes jusqu’alors invisibles, et pourtant notoires dans les interactions pour peu qu’on les observe. Sans doute avez-vous songé que ces codes sociaux encourageaient des formes de mépris à l’égard des projets, talents, désirs, fragilités propres à tout individu, femme ou homme.

À ce stade, deux erreurs radicalement contraires sont à éviter :

  1. Première erreur : justifier ces récurrences par des différences biologiques, en occultant tous les cas qui contrediraient cette prédétermination supposée. Par exemple, observant que, dans vos réunions professionnelles, ce sont des femmes qui servent plus souvent le café et manifestent davantage d’hospitalité, on dira que le fait d’être une femme sur un plan biologique la prédispose à être plus attentive aux autres que ne le sont les hommes. On justifiait l’esclavage des Noirs de cette façon – en les considérant naturellement prédisposés au travail forcé que ne le sont les Blancs – , chose qui nous paraît aujourd’hui tout à fait absurde. Ce type d’inférence naturaliste est assez évidemment erroné, mais ce sont de nombreuses erreurs de ce type qui aveuglent les gens et gouvernent les foules. C’est la caractéristique de ce qu’on appelle l’opinion : souvent, elle est vague, biaisée, donc fausse, mais elle circule précisément parce qu’elle est vague : tout le monde peut trouver un cas qui la valide.
  2. Seconde erreur : opposer toutes ces situations dissymétriques à un monde fictif où l’égalité se confondrait avec une homogénéité parfaite, c’est-à-dire où tous les individus seraient identiques. On aura alors vite fait de s’écrier que cette égalité hommes-femmes est à redouter, qu’ainsi l’émancipation des femmes est une notion futile et contradictoire, car elle uniformiserait l’humanité, qui n’est pourtant belle que par sa diversité. L’erreur ici est de confondre tout simplement l’égalité des libertés, des chances et des droits, avec la prescription d’un moule uniforme prétendument viril. Ça n’a pas de sens : au contraire, ce que la résistance au sexisme permet, c’est la valorisation de la diversité des êtres humains, quel que soit leur genre, leur personnalité, leur culture, leur projet, leurs désirs etc.

Un élément émancipateur déterminant sur un plan pratique est de faire circuler les rôles, non nécessairement de miser sur leur suppression. Cela signifie que, dans les situations que vous avez pu observer comme dissymétriques, les rôles ne sont pas rattachés aux personnes, donc non plus à des genres, mais qu’ils sont induits par les situations elles-mêmes. Aussi, si l’on a l’habitude d’avoir du café à une réunion, il faut bien que du café soit fait et servi, et que quelqu’un prenne ce rôle. Les situations sociales ordinaires prescrivent des besoins qui sont résolus par des réponses comportementales usuelles, des rôles, que les individus prennent et jouent en fonction de leur éducation notamment.

L’objectif de l’exercice proposé ici est donc d’expérimenter, par des formes de jeu de rôle ultra simplifiées, que ces rôles sociaux peuvent être plus mobiles et perdre ainsi de leur puissance d’enfermement. En faisant bouger les rôles, en les échangeant pour s’amuser, on déverrouille les codes et les attentes sociales cloisonnantes tout en répondant aux besoins des situations d’interactions qui font le quotidien de la vie collective.

Projection – Château de Trévarez

Formulation de l’exercice

Je vous propose une formulation basique et vous invite à l’ajuster aux différentes options que vous prendrez (nombre de personnes, détails de la situation choisie, etc.).

Canevas de l’exercice :

1 – installation : on se pose quelques minutes (seul ou à plusieurs)

2 – visualisation de la situation dissymétrique : relevez et visualisez une situation singulière et relativement courte pour commencer (une réunion, un dîner, un démarrage matinal en famille, etc.), situation où des attitudes dissymétriques chez les hommes et les femmes présents étaient manifestes (exercice 1). Cela vous donne un tableau possible et variable de rôles saillants (le bout-en-train, le savant, le discret, l’altruiste, le facilitateur, l’approbateur, le critique, etc.). J’ai bien dit des rôles saillants ou récurrents, et non de personnes.

3 – choix d’un nouveau rôle : choisissez un rôle qui ne vous est pas familier et qui est le plus souvent endossé par une personne d’un genre distinct du vôtre. Visualisez-en les détails gestuels, verbaux, ainsi que les attentes auxquelles ce rôle s’adresse (attente de valorisation, d’autorité, d’écoute, de soin, de guidage, de légèreté, etc.).

4 – planification du jeu de rôle envisagé : choisissez la situation future précise où vous pourrez expérimenter ce rôle, seul, ou avec vos partenaires de jeu. Fixez-la dans votre calendrier.

5 – Révisez votre rôle : le moment venu, prenez quelque minutes préalables pour vous imprégner du rôle que vous avez choisi et qui ne vous est pas familier (d’où l’importance de l’étudier, comme un acteur prépare son rôle). Si vous inversez des rôles entre partenaires de jeu (dans une équipe, un couple, un groupe d’amis, etc.), vous pouvez vous entraider (donner des informations sur le rôle que vous jouez habituellement et que vous échangez avec autrui le temps de cette partie de jeu).

6 – Jouez-le, le mieux possible, de manière à l’incarner dans un personnage, comme si vous étiez acteur/actrice, sans avoir peur de forcer le trait.

7 – Fin de la mise en scène : La pièce de théâtre est finie quand sera passé le moment que vous aviez défini préalablement (point 4).

8 – Prenez un temps pour échanger vos impressions sur vous-mêmes et sur les postures des autres. Quelles résistances avez-vous rencontrées ? Qu’avez-vous découvert, sur vous même / sur les autres rôles ?

9 – Planifiez une réitération, en apportant des compléments/modifications à ce canevas de base, à la lumière de votre première expérience.

10 – Partagez avec ceux qui n’ont pas nécessairement joué !

Remarque : n’hésitez pas à choisir un exemple anodin pour que l’expérience soit ludique et possible. Si vous visez trop grand (exemple : inverser les rôles dans la vie domestique durant une semaine), vous ne faites plus un jeu car ce jeu n’est pas réalisable. Le jeu suppose une pratique de simulation qui mette entre parenthèses notre spontanéité, donc une conscience du réel décalée par rapport à la vie ordinaire. C’est l’agrégation fixe des rôles anodins qui bride la plupart des femmes et c’est donc en faisant bouger ces petits, ces micro-rôles anodins, un à un, qu’on produit progressivement des effets émancipateurs pour toutes les personnes.

Si vous êtes plusieurs, l’intérêt est de pouvoir jouer à inverser et ainsi à modifier des aspects de votre vie collective. Mais si vous êtes seul et êtes tout simplement soucieux de mettre en question vos propres préjugés, n’hésitez pas à voir en quoi ces observations peuvent vous éclairer sur votre propre rôle social.

Un exemple anodin plutôt fréquent, parmi d’autres : vous êtes un homme et avez observé que lors de votre réunion hebdomadaire, c’est votre collègue Laura qui fait le café, prête attention aux arrivants pour leur en proposer, et débarrasse rapidement à la fin de la réunion. De fait, dans cette situation, vous trouvez souhaitable que du café soit servi. Pendant ce temps, les collègues masculins arrivent, bavardent, prennent la tasse de café qui leur est proposée par Laura en lui adressant un vague sourire de gratitude, se concentrent sur leurs propres propos et donnent le change avec un ensemble de mimiques récurrentes. Pourquoi ne pas endosser le rôle joué par Laura à la prochaine réunion ? C’est moins compliqué qu’il n’y paraît. Vous pouvez lui en parler et lui proposer de jouer, ou lui dire avec humour que ce matin, elle n’aura pas à se préoccuper du café : que vous vous êtes donné l’objectif de savoir faire le café et de le servir, qu’ainsi elle pourra discuter avec les autres comme les autres, etc. 🙂

Et si vous êtes Laura, même si votre rôle habituel ne vous gêne pas, vous pouvez vous amuser à en prendre un autre. Les acteurs peuvent aimer un rôle et aiment aussi en changer ! Vous pouvez observer avec curiosité un rôle précis joué par un homme dans cette situation : dire bonjour avec assurance, parler avec aisance de tel dossier, etc. Mieux on le visualise, plus il sera facile de le jouer ! Et il n’y a rien à y perdre, que les autres soient au courant du jeu que vous jouez… ou non ! Et ainsi de suite, de rôle en rôle qu’on s’échange, on fait bouger les routines qui, lorsqu’elles se figent, soutiennent des discriminations.

Explicitation philosophique de l’exercice

Dans L’Être et le Néant, Sartre prend un exemple devenu assez célèbre, l’exemple du garçon de café, et le décrit ainsi :

Considérons ainsi ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux, expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. (…) Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café. » (p. 94)

Pour Sartre, cet exemple illustre combien chacun joue sa condition sociale pour la réaliser. Le prof joue au prof, le vendeur joue au vendeur, le policier joue au policier, etc. On accepte ainsi d’être en représentation, de représenter un rôle qui correspond à la condition qu’on endosse alors, et par ces attitudes, on se ment à soi-même selon Sartre. Dans sa perspective, cet exemple illustre ce qu’il appelle la « mauvaise foi », c’est-à-dire – pour le dire très simplement – l’attitude mensongère, inhérente à tout être conscient, par laquelle il fuit ce qu’il est pour se figer dans une forme objectivée de lui-même. La mauvaise foi recouvre un certain nombre de pratiques par lesquelles nous dénions notre liberté (notre capacité à être un projet, à exister sur le monde du pour soi) pour exister comme des choses (sur le mode de l’en soi). Il en va ainsi quand on se déresponsabilise (je ne pouvais pas faire autrement!) ou quand globalement on joue à être qqch, comme c’est le cas ici avec l’exemple du garçon de café.

Cet exemple illustre très bien comment, dans les situations sociales notamment, nous adoptons des rôles qui ne reflètent pas notre liberté fondamentale, mais qui correspondent à diverses attentes et procurent un certain confort pour l’agent, même lorsque le rôle se retourne contre lui en l’empêchant d’assumer notre capacité toute singulière d’initiative. Car en prenant un rôle, on s’épargne la conscience d’avoir à créer et assumer notre acte.

Il n’en demeure pas moins que si l’analyse de l’exemple sartrien nous permet de comprendre pas mal de choses sur les situations les plus ordinaires de notre vie quotidienne, sa conclusion me paraissait un peu hâtive. Et comme je ne suis pas chercheuse, je peux vous confier ma réticence le plus simplement du monde. Il me semble que postuler un moi authentique qui se fuit dans des rôles sociaux n’est pas pertinent car il me semble qu’il n’y a pas de « moi authentique » séparable du social, et qu’inversement, quand j’adopte les mimiques du vendeur pour faire mon métier, je suis ce vendeur ou cette vendeuse, je ne joue pas seulement à l’être. Quand je joue à être prof, j’incarne des mimiques certes codifiées, observées, mais je les incarne totalement, d’une façon qui d’ailleurs peut être plus ou moins originale.

Et c’est chez Erving Goffman, sociologue américain du XXème siècle, qu’on trouve une théorisation aboutie de cette métaphore théâtrale. Pour Goffman, nous incorporons notre rôle social au point qu’il devient notre seconde nature. Je cite Goffman, dans La présentation de soi dans la vie quotidienne : « À la longue, l’idée que nous avons de notre rôle devient une seconde nature et une partie intégrante de notre personnalité. Nous venons au monde comme individus, nous assumons un personnage, et nous devenons des personnes. » C’est ainsi que, je cite encore, « la vie elle-même est quelque chose qui se déroule de façon théâtrale. »

Jouer un rôle n’est donc pas mentir, aux autres ou à soi-même, ce n’est pas même simuler quelqu’un que nous ne sommes pas. Nous pouvons sans doute vouloir changer de rôle pour vivre d’autres choses, mais nous ne pouvons pas ne pas vivre le rôle que nous jouons, donc que nous sommes. Pour Goffman, nous interagissons sans créer de toutes pièces les rôles : ce sont les situations objectives d’interactions qui induisent des rôles toujours socialement construits. Nous faisons ainsi comme des acteurs de théâtre : nous jouons notre rôle dans un scénario donné avec d’autres rôles donnés. Nous endossons un rôle pour répondre d’une façon qui nous paraît appropriée à ce que nous percevons comme des attentes sociales dans des contextes donnés d’interactions.

Or, si nous sommes le rôle que nous jouons, car ce rôle nous construit et – pour Goffman – nous fait devenir des personnes, nous n’avons pas pour autant à nous y enfermer. C’est aussi pour cela que jouer un autre rôle que le sien, quel qu’il soit, est libérateur – ça nous distrait de nos comportements quotidiennement répétés – et enrichissant – ça nous permet de visualiser toutes les postures possibles. Continuer à exister comme des personnes, c’est justement continuer à faire bouger les rôles que nous endossons, et c’est sur ce point qu’appuie cet exercice. Dès lors qu’on a conscience qu’il s’agit là justement d’un rôle mobile et non d’une prédétermination personnelle ou genrée, on peut se donner les moyens de comprendre comment l’ajuster et comment coopérer autrement dans les situations d’interaction.

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