Ce qui est comique pour l’un ne l’est pas pour l’autre. Alors qu’est-ce qui est comique ? Qu’est-ce qui nous fait rire ? Pour attaquer cette question, nous allons aborder un ouvrage dont nous avions déjà lu un extrait dans un épisode précédent. Il s’agit d’un recueil de Bergson qui rassemble trois articles sous le titre « Le rire ». Dans cet ouvrage, Bergson dégage un certain nombre d’éléments essentiels au comique autour d’un fil directeur dont je vous propose ici une reconstitution didactique.
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Texte de l’épisode
Que la vie est légère quand elle est assaisonnée d’humour : quelqu’un vous fait rire et vos soucis s’envolent. Mais que l’humour peut être lourd lorsqu’il est mauvais, voire même violent : les mauvaises blagues rejouent sans toujours en avoir l’air les clichés les plus humiliants. Et si vous avez le malheur de ne pas rire à ces propositions comiques peu raffinées, on vous accusera très sérieusement de ne pas avoir d’humour et de voir rouge à tort et à travers. On pourra toujours avoir le rire jaune et amer, ou encore préférer l’humour noir, mais en tout état de cause, mieux vaudrait continuer à rire pour voir la vie en rose.
Vous le voyez, définir le comique n’est pas si simple : ce qui est comique pour l’un ne le sera pas nécessairement pour l’autre, surtout s’il se sent la cible de la farce. Alors qu’est-ce qui caractérise le comique et pourquoi est-il si ambivalent ?
Pour Bergson, le rire a une signification sociale. Dit autrement, le rire est une pratique sociale qui pointe du doigt un certain geste, une certaine attitude, un certain comportement alors considéré comme comique. En présentant comme essentielle la signification sociale du rire, Bergson souligne 3 choses :
1/ seul l’humain peut être comique. Un paysage n’est pas risible, et quand un animal l’est – comme on en voit régulièrement des vidéos sur le web – c’est que l’animal adopte alors des attitudes similaires à des attitudes humaines. Le trait comique est donc spécifiquement humain.
2/ Mais qu’est-ce qui caractérise le comique ? Car il y a moult formes de comique et la question est de savoir si qqch leur est commun. Bergson propose ceci : ce qui est comique procède toujours d’une forme de raideur, qui nous fait penser à une mécanique. Le comique est du « mécanique plaqué sur du vivant ». Et c’est cette thèse – assez surprenante – que Bergson va déployer en traversant les différentes formes de comique : le comique de caractère, de situation, de mots, etc. Mais avant de détailler cette thèse, passons au troisième point, pour l’avoir à l’esprit.
3/ C’est que le rire est social en ce qu’il sanctionne – à sa façon – un manque d’attention, attention aux circonstances et aux usages, attention exigée par la vie et par la société. Ainsi Bergson écrit-il que le rire est une « brimade sociale », il tient en éveil le individus qui, pour ne pas susciter le rire, vont être attentifs en vue d’avoir les gestes les plus utiles et les plus appropriés aux circonstances. C’est ce qui explique que, dès l’enfance, nous avons peur de laisser échapper de nous des gestes risibles.
Donc 1/ le comique est humain, 2/ il tient toujours dans une forme de raideur qu’on va essayer de comprendre, et 3/ le rire qu’il suscite a une fonction sociale en soulignant cette raideur excentrique du comportement, qui a failli aux réquisits ordinaires de la vie en société.
« Cette raideur est le comique, et le rire est le châtiment.
Alors revenons sur cette thèse pour la comprendre. Qu’est-ce que signifie cette idée, à savoir que le ressort du comique, c’est la raideur d’un geste qui apparaît comme automatique ? Ce qui nous fait rire est toujours lié à un certain détachement spontané d’un personnage à l’égard des circonstances précises de l’action en cours, détachement pointé du doigt comme risible. En fait, est comique le comportement qui suit un élan habituel ou répétitif, et qui oublie par là de s’adapter aux exigences actuelles du réel.
C’est le distrait qui, absorbé par sa pensée, poursuit sa marche sans voir le poteau ou le trou qu’il devrait contourner. C’est l’ouvrier de Charlie Chaplin qui, absorbé par sa tâche mécanique, continue de serrer des boulons dans le vide. C’est le comique du cinéma de Jacques Tati, dont les gestes trahissent toujours le caractère inadapté du personnage aux réquisits de la situation sociale dans laquelle il se trouve. C’est aussi la raideur de tel ou tel type comique : l’avare, le jaloux, le misanthrope, etc. De même, les quiproquos, les répétitions, et les inversions de rôle qu’on voit dans les comédies : ils mettent en scène des gestes mécaniques et c’est cette automaticité inadaptée qui nous fait rire. Le geste comique n’est pas une action délibérée, choisie. Il est un geste qui échappe, qui a sa cause dans un élan inadapté à la situation. C’est cet automatisme qu’on repère lorsqu’on veut imiter quelqu’un pour faire rire. On soulignera alors, en le mimant, un automatisme incorporé par la personne qu’on va présenter sous son jour comique. En fait, est raide le comportement qui ne s’assouplit pas alors qu’il le devrait pour répondre au besoin de la situation sociale.
Par là, ce que nous voyons, c’est que le geste comique témoigne d’une forme d’isolement momentané du personnage. Sa raideur est une forme d’asocialité. Je pense aux personnages souvent constamment bougons de Jean-Pierre Bacri par exemple : mais vous avez sans doute plein d’exemples qui vous viennent à l’esprit. Ce qui leur est commun, c’est un décalage, un détachement du personnage comique – en tout cas comique à un instant T – à l’égard des normes sociales – par exemple des normes de convivialité pour la figure du râleur impénitent. Les figures comiques sont ainsi toujours des types généraux qui manifestent un écart à l’égard des usages requis en société.
Je cite Bergson : « La comédie commence avec ce qu’on pourrait appeler le raidissement contre la vie sociale. Est comique le personnage qui suit automatiquement son chemin sans se soucier de prendre contact avec les autres. » La raideur du personnage signale un isolement momentané et c’est là que le rire opère sa fonction : d’une certaine façon, le rire rappelle à l’ordre la raideur car celle-ci est toujours une forme d’asocialité.
Pour faire du comique avec des situations réelles, nous allons ainsi insister sur leur forme, plus que sur leur fond. C’est en ce sens qu’on ôte une part du sérieux : parce qu’une condition importante du rire, c’est l’indifférence, ou ce que Bergson appelle une « anesthésie momentanée du cœur ». L’émotion au contraire est l’ennemi du rire. On comprend alors qu’en effet, si vous compatissez et vous affligez avec le pauvre distrait qui vient de tomber dans le trou, vous ne rirez pas et il n’y aura rien de comique dans la situation. L’émotion du spectateur est l’ennemi du rire, tout comme la grâce du personnage. Une attitude gracieuse ne fait pas rire puisque c’est son contraire qui est comique : la raideur mécanique d’une personne ainsi rendue semblable à une chose.
Ainsi, le rire suppose un certain détachement émotionnel du spectateur et il sanctionne une autre forme de détachement, celui signalé par le comportement comique qui s’est écarté de l’impératif utilitaire. La vie et la société exigent que nous soyons souples et attentifs aux données du réel et aux autres, pour agir de la manière la plus utile et adéquate à nos besoins. Le comique est celui qui s’en est isolé et au sujet duquel nous rirons ensemble. Car, écrit Bergson, nous ne rions jamais tout à fait seuls. Nous rions au moins toujours avec des complices imaginaires. Nous nous figurons que les autres membres de la société rient comme nous de ce type d’attitude, parce que nous le savons non conforme aux attentes sociales.
En fait, le comique transgresse les attentes et le rire le transgresse, plus ou moins gentiment. Bergson va ainsi jusqu’à dire que le but du rire est le perfectionnement général, puisqu’il maintient en éveil notre attention à l’intérêt individuel et donc collectif. La possibilité que des observateurs puissent rire de nos moments de distraction et d’incongruité nous rend vigilants aux circonstances de la vie ordinaire et nous contraint d’une certaine façon à rester le plus souple possible.
En dégageant ces quelques pistes, Bergson ancre le comique dans sa dimension sociale. Mais loin de le condamner, il met en avant cette faculté qu’a le personnage distrait de s’écarter partiellement des impératifs utilitaires de la vie et de la société. Là est sa transgression, et là est aussi une forme d’émancipation.
Dans un épisode précédent, nous avions vu comment les mots – selon Bergson – déforment les choses en les réduisant à leur fonction générale, à leur utilité pour nous. Le langage prolonge notre besoin vital d’étiqueter et de simplifier les choses pour mieux les manipuler. La vie nous conduit toujours à agir en vue de notre utilité et c’est sous cette modalité que nous nous rapportons aux autres, aux choses, et à nous-mêmes. Notre attention est ainsi concentrée non sur les subtiles nuances du réel, mais sur les besoins et par là sur les nécessités de la vie sociale. Dans les mots de Bergson : « mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu’une simplification pratique. »
Mais il est possible de nous détourner partiellement de cet élan spontané et utilitaire pour entretenir avec le réel un autre type de rapport. C’est ce qui se passe quand nous exerçons ce que Bergson appelle l’intuition : une faculté de voir le réel au-delà de ce que nos besoins nous indiquent. L’intuition est la perception spirituelle du singulier, occulté par nos manipulations langagières et par les exigences de la vie sociale. Autrement dit, l’activité de l’intuition requiert une forme de transgression des usages sociaux. Elle est ce que l’artiste privilégie pour rendre les nuances d’une chose qu’il perçoit, considérée en un lieu et en un moment donné et tout singulier. Dans l’intuition, c’est avec notre esprit que nous percevons les choses et que nous nous percevons nous-mêmes, avec un esprit détaché de tout besoin.
Le comportement comique ne procède pas de l’art pour Bergson, car il ne vise pas le singulier : il tient toujours dans un type général et se loge dans la forme – du geste ou de la parole – plus que dans le fond. L’artiste au contraire vise la signification des choses prises dans leur singularité. Mais le comique a en commun avec l’artiste cette capacité d’être distrait : être spontanément distrait, c’est se détourner, à un moment donné, des intérêts et des besoins de la vie sociale, pour investir un autre mode de pensée. En ce sens, et je termine par cette citation de Bergson, la comédie est « mitoyenne entre l’art et la vie ». Le comique est essentiellement social mais il manifeste pour ainsi dire la possibilité sociale de transgresser. Et ce qui est intéressant chez Bergson, ce n’est peut-être pas tant cette théorisation du rire, qu’une certaine mise en valeur de la distraction commune au risible et à l’artiste. Être distrait, pour ainsi dire, c’est quitter un instant les impératifs de la situation pour commencer à être créatif.