Pourquoi éprouvons-nous si souvent que les mots manquent, déforment ou appauvrissent le réel ? Comment les mots nous conduisent-ils à avoir une vision réductrice des choses et de nos propres vécus ? Pour connaître la réponse de Bergson en écoutant cet épisode de 10 minutes (exactement!), cliquez en bas de cet article.
Voici l’extrait de Bergson abordé dans cet épisode :
Pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent tous des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même.
Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience, avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe.
Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces ; et, fascinés par l’action, attirés par elle pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes.
Texte de l’épisode
Nous disons souvent que les mots nous manquent, que nous ne connaissons pas le terme adéquat pour exprimer ce que nous voulons exprimer. Mais les mots que nous connaissons ne sont pas de simples outils qu’on aurait à mobiliser volontairement, indépendamment de notre pensée qui serait antérieure à leur usage. En réalité, nous pensons avec des mots et ces mots travestissent le réel. C’est ce travestissement que Bergson évoque dans ce très bel extrait.
« Pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. » Cela signifie qu’avant même de formuler des énoncés, nous regardons les choses à travers les mots qui servent à les désigner. Ainsi, quand je regarde des objets dans une pièce, je vois un ordinateur, une table, une chaise, une lampe etc.: je perçois les objets en les rangeant immédiatement dans des catégories, des genres. Au fond, je vois des catégories, non des objets aux caractéristiques singulières. Comme l’écrit Bergson, « les mots (à l’exception des noms propres) désignent tous des genres. » Ils soulignent la fonction générale de l’objet dont la singularité est par conséquent occultée.
Parce que nos besoins l’exigent, parce que nous avons besoin d’agir en vue de notre utilité, nous ne nous rapportons le plus souvent aux choses qu’en vue de leur possible instrumentalisation. Nous ne voyons dans les choses que ce qui nous est utile, leur fonction, leur étiquette. Nous ne voyons les objets qu’à travers notre besoin de les manipuler. Ce besoin d’étiquetage est à l’origine du langage, souligne Bergson. Pouvoir désigner les choses en les classant par genre permet de les manipuler plus facilement : l’utilité du langage n’est évidemment pas à démontrer.
Ainsi notre tendance première, celle impulsée par nos besoins vitaux, consiste à ne considérer que la fonction des choses pour nous. Et ce qui n’est qu’une tendance organique se trouve définitivement renforcée par le langage qui « s’insinue » – selon le terme de Bergson – une fois pour toutes entre les choses et nous-mêmes. Or, les mots ne sont que des genres, des généralités : ils occultent la singularité des choses, tout ce qui excède leur fonction. Avec les mots, nous ne percevons pas les nuances qui caractérisent l’existence singulière de chaque chose à un moment et en un lieu donné. Nous ne percevons pas tout ce qui ne nous sera pas utile. Nous ne percevons pas tout ce que le peintre et le poète chercheront précisément à y voir en détournant les pièges du langage.
Ce qui vaut pour notre rapport au monde dans lequel nous agissons vaut aussi pour notre rapport à nous-mêmes, à notre vie psychique. Le langage nous fait manquer l’originalité de nos vécus les plus intimes. Là encore, il ne s’agit pas de dire que les mots nous manquent pour communiquer nos vécus. Il s’agit, comme Bergson le rappelle, de voir comment les mots informent ou déforment la perception que nous avons de nos états internes. La vie intérieure (et en disant cela je mesure la généralité inappropriée d’une telle expression) se déroule dans un temps continu et indivisible semblable à une mélodie. Ce que Bergson appelle la durée. Dans ce temps là, tout est lié. Une mélodie n’est pas divisible : j’en perçois chaque note comme intrinsèquement liée aux notes qui la précèdent et à celles qui lui suivent. C’est à cette condition que je perçois la continuité mélodique.
Au contraire, les mots fragmentent la vie psychique, ils la divisent en segments distincts, et c’est cette segmentation qui permet la désignation. La désignation linguistique isole, divise des états qui – originellement – sont liés entre eux en un flux de conscience continu. De ce fait, Bergson voit dans cette opération un effet spatialisant du langage : il nous fait nous représenter comme discontinus et généraux des états qui sont pourtant vécus sur le mode d’un flux continu et original. C’est de cette façon que, pour Bergson, le langage s’insinue entre nous et nous-même, nous rendant opaque notre propre vie intérieure. Ainsi quand j’éprouve de l’amour ou de la haine, de la joie ou de la tristesse, au lieu de prendre conscience de la richesse extrêmement singulière de tel ou tel sentiment, je vais le plus souvent n’en percevoir que la surface qui me permettra de lui attribuer au plus vite un mot générique.
Si c’était différent, nous serions tous artistes, nous explorerions tous ce que l’usage commun du mot occulte. C’est pourquoi « nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles (…) et fascinés par l’action (…) nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement à nous-mêmes. »
Les besoins liés à l’action et à la vie sociale nous motivent à utiliser les mots et à tenir ainsi à distance les singularités des choses et de nos expériences. C’est pour cette raison que Bergson nous enjoint à porter notre attention non pas seulement vers l’action, mais aussi à d’autres moments, vers ce qui se passe en nous, en retrouvant l’intuition, c’est-à-dire un mode d’appréhension pré-linguistique de nos états d’âmes. Pour Bergson – que l’on caractérise comme un philosophe « spiritualiste » – il est possible et même nécessaire de réhabiliter l’usage précieux de notre intuition. Intuition vient de intuere qui veut dire voir. Cette intuition bergsonienne est la faculté qu’a notre esprit de voir de manière concentrée, d’un coup, quelque chose de notre réalité originale, singulière. Seule cette intuition, si rarement mobilisée, est créatrice car elle est dégagée de tout besoin social et utilitaire.
Loin des impératifs impersonnels de l’action et de la vie sociale, l’intuition conditionne l’action libre, aussi rare qu’essentielle : à la différence de la plupart de nos actes stimulés par l’intérêt, l’action vraiment libre est celle qui exprime de manière condensée « notre personnalité toute entière ». Non parce qu’elle a été longuement délibérée, mais parce qu’elle a été créée par nous, en vertu de cette intuition créatrice. Par là, l’action libre est l’action qui nous ressemble, tout comme la toile ressemble au peintre qui – loin d’avoir prévisualisé son œuvre – y a mis toute l’intuition du réel qu’il avait et qui fait qu’il peut in fine se reconnaître en elle.
Magnifique ! merveilleux, j’ai été ému par la sensibilité de votre écriture.
Merci beaucoup 🙂