Le jeu théâtral des idées (1)

Une condition de la domination patriarcale : que les idées susceptibles d’éclairer les souffrances sociales – au double sens de les placer sous la lumière et de les comprendre – servent à ménager ceux qui les infligent.

Entre autres, l’idéologie psychologisante de notre époque, massivement diffusée par l’industrie du développement personnel et le management généralisé, assure cette fonction. Elle s’approprie le langage de la souffrance en le mettant au profit des acteurs dominants et en empêchant toute intimité émotionnelle avec celles et ceux qui doivent être traité·es comme leurs « subalternes ».

Le lexique du manque d’estime de soi et de l’insécurité psychique, par exemple, pourrait accroître l’attention générale vers les effets psycho-affectifs de la pauvreté, de l’invisibilité socio-économique et des discriminations de tous ordres. Mais dans les faits, il assure aux classes dominantes une protection en désamorçant la critique de deux façons :
- en rendant les minorités moralement et économiquement responsables de leur propre oppression (elles n’ont qu’à investir dans un travail sur soi approprié pour réussir ; en d’autres termes elles n’auraient pas lieu de se plaindre si elles assumaient la responsabilité de leur condition ) ;
- en justifiant et confortant la brutalité des dominants (leur violence n’est que superficielle : elle est l’expression d’une fragilité, d’un besoin, d’une insécurité qu’il s’agit de comprendre et rassurer). C’est presque un lieu commun de dire d’un agresseur qu’il n’abuse des autres que pour se protéger.

Travestie par les schèmes à la mode, la dénonciation d’une violence se trouve métamorphosée en problème à résoudre par une attention accrue au bien-être des tyrans. 

On ne dira pas que tel homme puissant a un comportement brutal parce qu’il est stupide, capricieux, pathétique ou même seulement colérique. Ce serait irrespectueux. On tentera d’instaurer une apparence de dialogue et une mise en scène toute prête : sa violence est l’expression de son insécurité intérieure et au lieu de s’y opposer, il faut le consoler, le ménager, lui obéir. Oseriez-vous l’irriter en l’accusant de quoi que ce soit ? On vous condamnera pour l’amertume qui marque votre infériorité et prouve que l’agresseur·e dans l’affaire, c’est la personne qui se plaint agressivement. Les prêtres à succès de la communication non-violente vous autorisent à accueillir et exprimer votre ressenti, mais non à accuser / dénoncer. 

Quand j’observe que des idées – y compris celles qui ont à mes yeux une puissance critique indéniable – sont mobilisées dans un rapport de force pour étouffer la plainte initiale d’une des personnes, je ne mise plus trop sur le raisonnement. Accepter l’irrationalité (quand j’y parviens) me fait gagner du temps. Ou plutôt, je raisonne sur d’autres paramètres empiriques, sur la situation telle qu’elle s’est déployée dans le temps : qui se plaignait d’insécurité ? qui écoute-t-on désormais ? qui protège-t-on ? à qui pense-t-on ? de qui parle-t-on ? qui cherche-t-on à comprendre en invoquant des circonstances atténuantes et/ou des motifs biographiques ? Inversement, qui n’écoute-t-on plus ? 

Je pense souvent aux travaux d’Erving Goffman sur la théâtralité de la vie quotidienne. Et me questionne sur la valeur d’une idée. Nous croyons que nous pouvons comprendre une idée en la dissociant de celle/celui qui la formule, par écrit ou par oral. Nous supposons cela. Nous parlons même de « débat d’idées » comme pour affirmer la priorité des thèses et arguments sur les personnes en jeu. Comme si les idées étaient impersonnelles. Comme pour y nier les préjugés dissymétriques quant aux locuteur·rices. Mais ce que nous expérimentons le plus souvent est tout à fait contraire : la pertinence que nous conférons à une idée tient souvent au rôle socialement préfabriqué de celle/celui qui l’énonce. Il n’y a pas d’idées hors de leur contexte d’énonciation. Les idées n’existent que matériellement.

Il faut pouvoir subvertir la mise en scène pré-écrite de nos comportements ou en d’autres termes penser une forme d’intelligence sociale. Celle qui nous permet de comprendre autre chose que ce qu’on nous a dit de penser. Celle qui nous permet de faire en sorte que les idées servent les progrès sociaux (parce qu’on écoute celleux qui les réclament) plutôt que les intérêts des classes au pouvoir. 

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