Introduction de l’exercice
Songez à un cube placé devant vous. Combien de faces voyez-vous ? et combien de faces possède un cube ? Comment se fait-il que nous voyions un cube alors que nous n’en voyons pas les 6 faces ? Cet exemple du philosophe allemand Edmund Husserl illustrait cette thèse : quand nous percevons un objet, notre sensation ne suffit pas. L’imagination ( ici, des faces cachées du cube, celles que nous ne voyons pas) intervient par sa capacité d’anticipation à l’égard de ce qui n’est pas actuellement vu. Notre perception est intentionnelle au sens où elle vise un horizon qui structure notre champ perceptif. Dans l’acte de percevoir, notre conscience projette nécessairement des images d’aspects du réel qui ne sont pas actuellement sentis par nos sens.
Quel rapport cette idée a‑t-elle avec notre sujet ? Dans les situations que nous vivons, ce que nous percevons combine pour partie des sensations, pour partie des images que nous projetons à partir de ce que nous désirons, redoutons et croyons. Ces images sont produites comme automatiquement. Vous n’avez pas besoin de réfléchir longuement pour percevoir un cube. La réflexion viendra seulement si des représentations ultérieures venaient contredire votre premier jugement. C’est une des raisons pour lesquelles nous nous trompons souvent : notre regard est comme automatiquement réduit par un ensemble d’attentes correspondant à nos préjugés. À partir d’un même contenu visible, spontanément et sans nous en rendre compte, notre regard occulte certaines caractéristiques et ne voit que celles qui confirment nos anticipations, c’est-à-dire nos attentes ou nos craintes (la crainte étant à sa façon une forme d’attente : on anticipe le pire qu’on perçoit presque déjà).
Aussi ce qui rend le sexisme – comme toute discrimination – si ordinaire, c’est qu’il correspond à des caractéristiques situationnelles qui sont tout à fait conformes à nos attentes héritées de notre acculturation. Elles ne surprennent que lorsqu’on a saisi à quel point nos anticipations perceptives étaient induites. Nous nous attendons à ce que les situations confirment ce à quoi nous avons été habitués et c’est la raison pour laquelle nous « fermons les yeux » sur les brides imposées aux individus.
Nous évaluons spontanément comme correctes, admirables, désirables, bonnes, justes, des situations dites de « répartition des rôles » par habitude et nous occultons toutes les images qui pourraient infirmer nos attentes. Notre regard s’est rétréci pour n’être plus que l’expression de nos préjugés accumulés au long de notre passé. Les gens disent souvent que c’est un déclic qui leur a rendu perceptible tout ce qu’ils occultaient auparavant et qu’ils ne sauraient plus manquer de voir.
Que nous manque-t-il pour affiner et déverrouiller notre regard ? De l’imagination. Sans elle, les perceptions que nous façonnons répètent nos idées préconçues. On a donc besoin de la stimuler, l’entraîner, l’affûter, l’approfondir, la préciser, pour ouvrir notre champ de perception et ainsi nous émanciper, femmes et hommes.
Formulation de l’exercice
Entraînez votre imagination à inverser les postures ordinairement adoptées par les hommes et les femmes. À ce premier stade, nous nous contentons d’imaginer ce que les situations actuellement vécues – dans un dîner, une réunion, une activité, et toute situation de la vie quotidienne – « donneraient » si les postures récurrentes y étaient inversées. C’est donc régulièrement faire mentalement un pas en arrière et observer la situation dans laquelle vous vous trouvez, en imaginant des renversements de genre (mais cela marche très bien aussi pour toutes les discriminations sociales, raciales, religieuses, etc.).
Par exemple, au cours d’un dîner, observez la façon dont hommes et femmes parlent (ou peinent à parler) ainsi que les sujets de conversation dans lesquels ils s’expriment (ou sont autorisés à le faire sans être coupés ou contredits). Observez les interruptions de parole, les tons pris, les gestes effectués, les signes de retrait ou au contraire de charisme, etc. Ensuite, imaginez les situations telles qu’elles seraient si toutes ces postures étaient inversées, d’un genre à l’autre. Bien sûr, au sein de chaque genre, chaque individu est différent. Mais comme le rappelle Simone de Beauvoir, il suffit de sortir dans la rue pour constater tout de suite que l’humanité se divise en deux groupes identifiables par un certain nombre de caractéristiques communes aux individus qui les composent.
Imaginez… Si Jeanne et Béatrice parlaient politique-économie-boulot avec cette assurance qu’on qualifie d’aisance pour les hommes (indépendamment de leur niveau réel d’expertise)… comment les jugerait-on ? Et si Pierre et Jacques restaient discrets, débarrassant et apportant les plats, n’intervenant pleinement que sur les thèmes famille-maison-psy ? Et si toutes les affiches publicitaires que vous croisiez représentaient des hommes nus en position d’objets langoureux ? Et si dans l’histoire il n’y avait que de grandes femmes ? Et si les postures hiérarchiques étaient proportionnellement inverses dans votre job, qu’est-ce que ça donnerait ? Et si les baby-sitters étaient toujours des hommes ? Et si dans les maternités on ne voyait que des photos de pères attendris avec leur enfant ? Et si… On peut ainsi transformer notre vie quotidienne en un vaste terrain d’amusement.
Sans attente préalable, ni même « militante », sans menacer votre vie ni renier vos choix, cet exercice est très ludique et révèle progressivement des tas de détails du réel que nous n’avions pas vus… et qui pourtant font partie du réel observable !
À vous d’imaginer en pratique vos propres expériences de pensée et – pourquoi pas ? – de les partager… On n’a jamais fini de préciser notre regard et d’accroître ainsi notre conscience du réel ! D’ailleurs, un conseil : prenez le temps avant de tirer des leçons de vos observations. On n’a pas besoin de retomber trop vite dans des certitudes, qu’elles soient anciennes ou nouvelles !
Explicitation de l’exercice
« Nous voyons ce que nous disons » (Heidegger). Ceci inverse ce que nous prenons comme une évidence : si nous pensons souvent dire ce que nous voyons, nous oublions que ce que nous voyons est d’abord lié aux multiples discours et représentations qui configurent notre regard. Ainsi nous ne voyons pas les mêmes choses selon notre culture, notre éducation, nos intérêts, nos désirs, nos représentations, nos croyances et nos préjugés. Les discours qui se sont sédimentés dans notre tête tout au long de notre existence passée ainsi que ceux qui circulent dans notre environnement actuel structurent notre attention à tel ou tel détail du réel. Aussi cherchons-nous à voir les situations que nous rencontrons comme des confirmations des représentations auxquelles nous tenons.
Il est plutôt facile pour nous de comprendre ce phénomène psycho-social quand nous nous rapportons à l’Histoire. Face aux propos tenus par les êtres humains des époques antérieures, nous mesurons combien ceux-ci n’appréhendaient les choses qu’avec les lunettes de leurs convictions et surtout de leurs indissociables intérêts (la défense de l’esclavage des Noirs américains, les considérations européennes sur l’inhumanité des Indiens d’Amérique au XVIe siècle, les propos des Grecs sur les Barbares, des colons sur les colonies, etc.).
Le comble est que, même lorsque notre croyance nous dessert en servant les intérêts d’autres individus appartenant à un autre groupe social, nous pouvons y tenir suffisamment fermement pour qu’elle configure notre regard : dans la résignation, nous ne voyons que ce qui donne raison à notre situation. « Tout homme né dans l’esclavage naît pour l’esclavage » écrivait Rousseau, indiquant la raison pour laquelle les esclaves peuvent consentir à leur situation, « perdant tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir. » Cette remarque et plus largement les travaux de psychologie sociale sur les stratégies d’attachement mises en place par une victime à l’égard de son bourreau – nous rappellent que les individus discriminés voire malmenés ne consentent en apparence à leur situation que parce qu’ils n’en imaginent pas d’autres.
Enfin, les récents travaux d’Axel Honneth sur l’invisibilité sociale – et en France notamment ceux de Guillaume Le Blanc – ont constitué en champ de recherche cette donnée fondamentale : la violence sociale ordinaire repose d’abord sur la façon dont notre regard invisibilise certains êtres et/ou certaines situations en les occultant, et finalement en faisant de leur invisibilisation quelque chose d’ordinaire. Notre regard procède spontanément par relégation. À moins de l’aiguiser et de l’émanciper, à coups d’imagination !
S’exercer humblement à ouvrir les yeux est le premier effort requis pour voir autrui comme une personne à part entière et voir ce que les comportements habituels, donc genrés, peuvent contenir de surprenant, voire injuste.
Mmmhh.. Voilà un exercice qui me parle et me plait ! Je crois que je vais proposer ça à la maisonnée familiale où se côtoient 2 générations de couples. Et je reviendrai sur cette page pour en partager le debrief ?
Merci Gzav ! J’espère que l’exercice a ouvert des perspectives à partager entre couples de générations différentes. à bientôt
Merci ! Je m’y colle ! Particulièrement sensible en ce moment à la question de l’invisibilité de certaines populations, je vais m’attacher à mieux voir/entendre celles et ceux qui n’accrochent pas mon regard ou mon écoute…
Merci Axelle ! au plaisir d’avoir ton feedback 🙂
D’autres ont joué et l’ont mis en case : https://www.commitstrip.com/fr/2015/09/17/meanwhile-in-a-parallel-universe‑2/
Très parlant en effet… Merci Édouard pour le lien.