Comment se débarrasser des préjugés liés aux genres en se cultivant mieux ?
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L’objectif de ce quatrième exercice n’est plus de nous faire prendre conscience de ces dissymétries – comme c’était le cas pour les 3 premiers exercices – mais de modifier en acte nos représentations ! Et pour cela, il va falloir stimuler notre curiosité et remuer nos méninges car le programme de cet exercice est indéfini – et tant mieux car il est passionnant – : nous allons nous refaire une culture !
Introduction de l’exercice
Une culture, vous en avez déjà une, me direz-vous ! Et vous avez raison. De sorte que si je vous demande de fermer les yeux et de vous représenter des figures passées ou actuelles du monde de l’art, du domaine de la science, de la sphère politique, de l’histoire de la littérature… Si je vous invite à penser à des philosophes aussi… vous devriez vraisemblablement en avoir quelques noms ou quelques visages rapidement en tête. Et si je vous invite à penser à quelques grandes figures héroïques, qu’elles soient historiques ou mythiques, j’imagine que certains noms et visages vous parviennent aussi à l’esprit.
Tiens, mais au fait : combien de femmes parmi toutes ces figures ? Et combien d’hommes ? Je ne prends pas beaucoup de risques en supposant qu’il y a – parmi ces figures – pas mal d’hommes. Au point qu’on pourrait croire que je vous ai invité·e à penser à des hommes artistes, scientifiques, philosophes etc. Mais non, je n’ai utilisé aucune formule masculine qui aurait pu orienter vos représentations. J’ai parlé de « figures » de tel ou tel domaine de notre culture.
Voilà, vous y êtes : la culture qui se retrouve dans nos têtes est une scène sur laquelle coexistent ceux que nous avons coutume d’appeler les « grands hommes », étant plus ou moins entendu que les grandes femmes de notre grande culture ne sont pas assez grandes pour avoir des premiers rôles.
N’est-ce pas étrange tout de même que la culture soit dévouée au culte des grands hommes ? Les femmes – qui représentent une bonne moitié des êtres humains – n’ont-elles pas créé, inventé, découvert, exploré, théorisé ? Enfin, si c’était le cas, on se souviendrait d’elles non ?
Alors la culture que nous avons apprise et que nous continuons d’apprendre non seulement est faite d’hommes bien sûr admirables et exceptionnels, mais elle illustre ce qu’il en est de la femme, à savoir plusieurs choses qui sont autant de préjugés assez courants : n’ayons pas peur de les expliciter.
- premier préjugé : si la culture est faite d’hommes c’est que ce sont les hommes qui font la culture, tandis que les femmes sont commandées par leur nature, leurs instincts les dévouant aux soins du mari et des enfants. En d’autres termes, la nature de l’homme est de faire progresser la culture, tandis que celle de la femme est de soigner les hommes qui font avancer la culture. Dans ce préjugé là, plus courant qu’il ne vous y paraîtrait en m’écoutant résumer ainsi la chose, on prend acte du fait que la femme a presque toujours été cantonnée à la sphère domestique mais on le justifie par sa destination naturelle.
- second préjugé courant : les femmes ont beau se démener, elles ne sont pas aussi fortes que les hommes. Pour tout un tas de raisons qu’on voudra bien avancer : elles sont physiquement plus faibles – ce qui en matière de culture est fondamental – , ou moins organisées (ce fameux mythe de la femme irrationnelle, loin de la rationalité des hommes auquel l’histoire est à elle seule le meilleur contre-argument), ou moins talentueuses, ou moins courageuses, moins ambitieuses, etc. etc. Dans ce second préjugé, on oublie que les femmes ont toujours été sommées de se rendre invisibles et dociles et que – lorsqu’elles ont bravé toutes les interdictions pour créer quelque chose, eh bien des hommes se sont très vite appropriés leurs idées et leur travail.
On sait, par exemple, qu’Einstein a utilisé sans vergogne les travaux de sa femme sans la citer. Et il n’est pas le seul. Qu’un homme plagie sa femme est une chose naturelle puisqu’elle est traditionnellement – pardon, naturellement – censée lui être totalement dévouée.
Bref, quoiqu’il en soit, la culture qui nous est transmise de multiples façons depuis notre petite enfance entretient la conviction que les femmes n’ont « normalement » pas toute leur place – autant que les hommes – sur le devant de la scène historique, scientifique, artistique, philosophique, etc. et que leur position est infra-culturelle. On occultera bien sûr en quoi cette condition de la femme est un phénomène culturel produit par un certain nombre de dispositifs sociaux plus ou moins violents.
Ce qu’il reste de cela, c’est l’illusion que notre culture illustre fidèlement le réel mais on ne voit pas que c’est cette illustration historiquement façonnée qui produit le réel dans lequel nous vivons : parce que nous avons ces représentations sur les « grands hommes » et sur les moindres femmes, toujours trop petites pour en faire pleinement partie, eh bien nous créons un monde dans lequel les garçons se projettent comme dignes de marquer l’histoire culturelle tandis que la plupart des filles seront dissuadées d’y prétendre. On trouvera bien sûr des exceptions mais elles n’invalident pas les statistiques très marquées au sujet des inégalités hommes-femmes.
Formulation de l’exercice
L’exercice que je vous propose ici consiste à acquérir une nouvelle culture, une culture qui intègre à la fois la conscience des censures sociales subies par les femmes parce qu’elles étaient des femmes (censures juridiques, religieuses, familiales, économiques, professionnelles) et qui intègre d’autre part aussi toutes ces dites exceptions en vertu desquelles d’innombrables grandes femmes ont fait progresser notre culture sans qu’elles puissent obtenir pour cela une reconnaissance semblable à celle qu’elles auraient eue si elles avaient été des hommes.
Il ne s’agit pas d’envoyer valser notre culture générale, mais au contraire de l’augmenter en explorant ses manques, ce qui revient à user de notre intelligence et de notre curiosité pour développer une culture critique, c’est-à-dire une culture qui nous émancipe de nos préjugés (liés à notre ignorance ou à notre intérêt ou encore à l’intérêt dans lequel nous serions de rester dans l’ignorance).
Aussi trivial que cela puisse paraître, il s’agit bien d’un exercice, car il faut un effort délibéré et quotidien pour se refaire une culture qui inscrive avec la même admiration les innombrables grandes femmes de l’histoire, là où – encore aujourd’hui – les premiers rôles de la vie culturelle et sociale sont refusés aux femmes, qui seraient toujours trop ceci et pas assez cela et justifieraient ainsi toujours qu’on leur préfère un homme.
Si on le décortique, cet exercice comporte trois pratiques :
- d’abord, prendre conscience de la façon dont notre curiosité intellectuelle nous pousse plus souvent à prendre connaissance des vies, œuvres, pensées et exploits d’hommes ; là où l’évocation du rôle de telle ou telle femme nous laisse indifférent et indifférente, voire sévère ou hostile.
- ensuite, il s’agit de résister à ce premier élan en forçant notre intérêt pour les vies, œuvres, pensées et actions de femmes. Ceci nous conduit à être moins passif et passive et à chercher activement à approfondir nos connaissances au lieu de nous en tenir à la couche superficielle faite d’images d’hommes qu’on nous propose constamment.
Pour reprendre l’exemple évoqué tout à l’heure, imaginons que vous lisiez une biographie d’Einstein, qui mentionne rapidement sa brillante première épouse, des travaux de laquelle il se serait inspiré. Au lieu de garder votre intérêt fixé sur ce grand Einstein, profitez des ressources numériques ou autres pour chercher à en savoir plus sur cette épouse. Tentez même de retenir son nom ! On oublie trop souvent les noms des femmes, ce qui est symptomatique. Il s’agit ici de Mileva Maric. Vous vous intéressez donc à elle, non seulement pour constater les injustices qu’elle a subies et qui l’ont conduite à être littéralement évincée de la scène scientifique, mais aussi pour découvrir la vivacité de son esprit et de sa recherche. Nous avons accès à un très grand nombre d’articles de recherche qui combleront nos attentes culturelles et faciliteront la réalisation de notre exercice.
De même, de plus en plus de médias culturels font un travail considérable dans ce domaine et nous offrent des reportages passionnants, des interviews, des documentaires sur de nombreuses grandes femmes qui, contre vents et marées, ont crée, exploré, pensé des tas de choses. En vous y abonnant, vous êtes assuré·e d’aller de découverte en découverte, de surprise en surprise, en naviguant dans des parcours de femmes fascinants et qui nous étaient jusqu’à maintenant restés ignorés.
- Enfin, troisième étape, en exerçant notre curiosité intellectuelle pour ces destinées des femmes, ce que nous travaillerons encore et toujours, c’est notre regard, notre faculté de perception et par là de reconnaissance d’autrui. Car la culture superficielle qui nous est habituellement transmise nous conditionne à projeter sur les hommes une admiration proportionnelle à la sévérité, à l’indifférence et au mépris que nous projetons sur les femmes. De sorte que notre regard sur les femmes se fait extrêmement réducteur (pour la rendre conforme au préjugé que nous avons à son sujet), donc occultant et bien souvent disqualifiant. Nos préjugés sont autant de volets posés sur le réel.
Cet exercice est donc aussi un exercice perceptif : regarder les femmes de la scène publique, culturelle, historique, avec une admiration qui vient corriger notre spontanée sévérité, c’est se donner les moyens de percevoir ce qu’elles font réellement. S’il en faut beaucoup plus à une femme qu’à un homme pour obtenir la moindre marque de reconnaissance ou occuper un poste honorifique, quel que soit son domaine, c’est parce que les regards auxquels elle s’exposent sont extrêmement sévères, par défaut, c’est-à-dire violents. Là où, par défaut, on manifeste une indulgence et une connivence bien plus sympathiques envers les hommes. De la sorte, on voit les défauts des hommes, mais on voit aussi et donc surtout leurs vertus. Il faudrait qu’il en soit autant pour les femmes dont toute imperfection est prétexte à disqualification. Pourquoi ? Parce que nous nous attendons à ce que notre culture se répète, nous nous attendons donc à admirer des hommes, non des femmes (sauf pour leur plastique qui n’est gage d’aucun talent). Si nous voulons nous émanciper de cette culture, il faut nous entraîner à admirer les femmes de la même façon, avec la même curiosité pour leurs actes et leurs œuvres, la même admiration pour leur liberté, et la même indulgence pour leurs vices.
Explicitation de l’exercice
Pour terminer cet épisode, j’en viens donc à quelques éléments d’explicitation philosophique de cet exercice.
En tout premier lieu, « se refaire » une culture qui corrige nos stéréotypes de genre, c’est refuser que se perpétue une tradition dans laquelle les filles ne deviennent des femmes qu’en renonçant à leur liberté d’exister par et pour elles-mêmes. Car si « on ne naît pas femmes », si on « le devient », c’est précisément sous l’effet massif de cette culture. Et c’est ce que montre de très près Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe : c’est sous l’effet d’une longue, omniprésente et ferme acculturation que les filles sont conditionnées à devenir des femmes, c’est-à-dire des êtres humains distincts des hommes par leur subordination domestique à une destinée dite féminine, au lieu de pouvoir – comme les hommes – se réaliser dans le monde comme des consciences libres.
La culture qui nous est transmise depuis notre prime enfance véhicule cette représentation d’une différence entre la liberté de l’homme et la destinée de la femme. Je cite ce passage de Simone de Beauvoir :
« Tout contribue à confirmer aux yeux de la fillette cette hiérarchie [hommes – femmes]. Sa culture historique, littéraire, les chansons, les légendes dont on la berce sont une exaltation de l’homme. Ce sont les hommes qui ont fait la Grèce, l’Empire romain, la France et toutes les nations, qui ont découvert la terre et inventé les instruments permettant de l’exploiter, qui l’ont gouvernée, qui l’ont peuplée de statues, de tableaux, de livres. La littérature enfantine, mythologie, contes, récits, reflète les mythes créés par l’orgueil et les désirs des hommes : c’est à travers les yeux des hommes que la fillette explore le monde et y déchiffre son destin. La supériorité mâle est écrasante : Persée, Hercule, David, Achille, Lancelot, Duguesclin, Bayard, Napoléon, que d’hommes pour une Jeanne d’Arc ; et derrière celle-ci se profile la grande figure mâle de saint Michel archange ! »
Nous aurons l’occasion de revenir dans d’autres articles sur des analyses très éclairantes tirées du Deuxième sexe, mais ce qu’il importe de souligner avec Simone de Beauvoir est le rôle du culte des « grands hommes » dans la formation des femmes (c’est à cette « formation » qu’est consacrée la première partie du deuxième tome du Deuxième sexe). C’est un principe de pédagogie relativement bien connu que les désirs et les croyances des enfants, se nourrissent des figures qu’on leur présente comme admirables, jugées dignes de reconnaissance par la postérité, en un mot immortalisables. Que ces figures soient des personnages de fiction ou qu’elles aient réellement existé, ce qui est déterminant avant tout est qu’elles font l’objet de récits qui les valorisent : on en parle et les enfants – comme tout le monde – reçoivent ces discours. Filles et garçons se représentent ainsi combien les hommes sont valorisés pour leur ancrage dans le progrès d’un monde duquel les femmes sont tenues à l’écart et où tout les dissuadera de s’y mêler.
Alors je vous conseille très vivement de lire Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir car c’est l’un des ouvrages philosophiques les plus importants du XXe siècle. Dans cette enquête qui analyse les données biologiques, historiques, mythographiques, pédagogique et socio-économiques, la philosophe montre comment la différence des sexes est socialement produite afin de faire de la femme l’autre de l’homme, c’est-à-dire celle par laquelle l’homme pourra non seulement exercer sa domination mais surtout la voir reconnue, reconnue par une autre conscience, celle de la femme. Reprenant par là le thème de la reconnaissance inauguré par Hegel, c’est-à-dire le thème de la nécessité pour le maître d’être reconnu comme libre par celui qu’il domine, Simone de Beauvoir montre comment le fait de devenir une femme – avec tout ce que le mot femme comprend lorsque nous voyons des hommes et des femmes en société – le fait de devenir une femme, c’est-à-dire l’autre de l’homme, est culturellement et donc matériellement déterminé.
De la même façon, l’émancipation de la femme – comme des tous les êtres humains – est une émancipation matérielle, donc culturelle. En supprimant les stéréotypes culturels de genre, on pourrait faire valoir l’éventail des possibles qui s’offre à toute conscience humaine, sans discrimination. Cela ne suffira pas – il faut aussi des évolutions juridiques et économiques – mais cela demeure indispensable.
Permettre à chacun et chacune de façonner librement son projet de vie suppose de comprendre combien cette liberté n’est pas réservée aux hommes, combien donc les femmes peuvent projeter sur le monde leurs possibilités d’existence. Ce qui requiert qu’elles puissent disposer non de modèles, mais d’exemples au sens de cas particuliers. Car je me figure mes possibilités propres par le détour des actions et œuvres effectuées par d’autres avant moi auxquel·le·s je peux m’identifier.
Au fond, cela rejoint ce que Paul Ricœur écrivait : « nous ne nous comprenons que par le grand détour des signes d’humanité déposés dans les œuvres de la culture. » La culture me présente un panorama des caractères, des talents, des possibles pour tout être humain. Et elle nous montre aussi comment les situations peuvent former des individus esclaves en leur supprimant les possibilités par lesquelles l’homme inscrit sa liberté dans le monde.
Réhabiliter concrètement et promouvoir culturellement cet éventail de possibilités pour chaque enfant, fille ou garçon, pour chaque adulte, femme ou homme : tel est l’objectif que nous visons par cet exercice aussi complexe qu’enrichissant, à savoir « se refaire une culture ».
Et – c’est mon tout dernier point – je mettrai volontiers l’accent sur l’exploration des documentaires ou des livres biographiques portant sur les grandes femmes de notre culture. Pour cette raison qu’avançait Rousseau et Montaigne avant lui : les événements ne suffisent pas à nous renseigner sur l’esprit et le cœur humains. La biographie explore la complexité d’une personne, ce qui est bien plus instructif sur un plan anthropologique et psychologique. J’ajouterai par là que les biographies de grandes femmes – comme celles des grandes hommes auxquelles nous sommes coutumiers – ces biographies nous dévoilent les multiples facettes des subjectivités là où notre vision de la femme est très souvent sommaire et superficielle, réduite à la fonction domestique dans laquelle on l’a souvent enfermée.
Au fond, l’assujettissement passe toujours par le rétrécissement de la personne à un cliché unique. Donc l’exploration de la réalité plurielle de chacun et chacune est toujours un exercice qui permet de desserrer les étaux.