Il n’est pas impossible qu’à l’origine de cet épisode, comme du podcast, il y ait un désir : que nos filles se sentent toujours légitimes à faire ce qui leur tient à cœur.
Notes de l’épisode :
L’un des traits caractéristiques de notre époque consiste à déguiser en faiblesses psychologiques les effets matériels des inégalités sociales. Cette habitude est fermement installée et j’ai déjà pu l’évoquer dans l’épisode consacré à la notion de capitalisme émotionnel analysée par la penseuse Eva Illouz. Partout, nous reformulons les problèmes sociaux comme des problèmes psychologiques.
Il en va ainsi lorsque nous disons que nous ne nous sentons pas légitimes à faire ce que nous voulons, ou ce que nous aurions intérêt à faire. Personne ne nous l’interdit, mais nous limitons notre droit d’action au nom de notre sentiment d’illégitimité. Et nous nous persuadons que les choses changeront lorsque nous aurons suffisamment travaillé sur nous pour nous sentir légitimes. Puisque le problème est psychologique, la solution l’est aussi. Et l’on nous répète à tour de bras qu’il faut savoir se passer de l’approbation d’autrui. Ce biais psychologisant nous induit en erreur : il nous fait manquer la puissance des normes et de ce qu’on appelle la violence ordinaire.
Tant que votre attention n’est pas tournée vers la compréhension des normes dominantes qui structurent vos représentations, vous ne risquez pas de les transgresser. On ne le dit pas assez souvent : la résilience psychique passe par la compréhension de la violence à laquelle on a affaire. En ce sens, les Lumières avaient raison de voir dans l’esprit critique la source de l’émancipation humaine ! Les limites que nous nous imposons ont leur source non pas dans notre psyche, mais dans le fonctionnement de la société.
Alors comment comprendre notre sentiment d’illégitimité ? Et par là, comment le surmonter et pourquoi c’est important de le faire ?
Dans ce 24e épisode de la saison 2, je vous invite à déconstruire votre sentiment d’illégitimité pour mieux le surmonter, voire même vous en débarrasser. Au fond, il me semble qu’au lieu d’attendre très docilement de nous sentir légitimes pour faire telle ou telle chose, on gagnerait à cultiver ensemble une certaine fantaisie : la fantaisie de vivre en toute illégitimité et de nous encourager les unes les autres à le faire !
Je vous parlais à l’instant d’une de nos habitudes les plus aveuglantes : l’habitude de formuler des problèmes socio-économiques en des termes psychologiques.
À mon sens, cette habitude rhétorique entrave nos libertés de 3 façons :
1 – Tant que vous croyez que vos obstacles sont psychologiques, et que par là vous en êtes responsable, vous retournez la colère résultant de vos frustrations sur vous-mêmes. Et vous vous dites que les choses ne changeront que si vous travaillez suffisamment sur vous-même pour surmonter vos freins.
2 – Les concepts psychologiques dont nous disposons s’appliquent indifféremment à tout le monde. Ils ne tiennent pas compte des discriminations et de leurs effets. Par exemple, il est courant d’entendre parler du syndrome de l’imposteur. Au point qu’on peut se demander s’il existe une seule personne sur terre qui n’en souffre pas. De sorte que lorsque vous appartenez à une minorité discriminée, et que vous vous autocensurez par exemple, vous vous retrouverez à formuler vos difficultés dans des termes qu’utilise la classe dominante. Comme tout le monde, vous souffrez du syndrome de l’imposteur. Ce qui rend votre expérience singulière opaque pour vous-même, puisque vous ne disposez que d’une étiquette générale et floue pour la nommer.
3 – Le 3ème effet, qui en résulte : c’est qu’elle vous empêche de vous rapprocher des autres personnes qui subissent les mêmes discriminations que vous. Puisque ce ne sont que des faiblesses psychologiques, chacune n’a qu’à travailler sur elle-même pour s’en débarrasser à l’aide d’un ou une psy ou d’une grande consommation de livres de développement personnel. Au lieu de prendre conscience ensemble des discrimnations qu’elles subissent. Mais plus encore, lorsqu’on ne se sent pas légitime à faire quelque chose, parce qu’on est une femme, parce qu’on n’a pas fait d’études, etc. on admet difficilement que quelqu’un qui partage notre condition ne se réfreine pas comme nous. De sorte que cette psychologisation nous retourne contre nous-mêmes et contre les personnes qui transgressent les normes que nous protégeons docilement, sans le savoir. Alors même que c’est en s’inspirant de ces personnes qu’on peut mener une vie un peu plus libre et plus joyeuse.
Alors puisque le vocabulaire psychologique nous induit en erreur, comment comprendre ce que nous désignons par sentiment d’illégitimité ? En quoi l’analyse conceptuelle peut-elle nous aider à y voir plus clair ?
À la racine des mots légitime et illégitime, il y a le mot latin : lex, legis. Ce qui veut dire la loi. On le retrouve dans légal, illégal et légalité, illégalité. Traditionnellement, ce qui est légal, c’est ce qui est conforme aux lois formulées par les institutions. Ce qui est illégal est ce qui est interdit par la loi, et par là sanctionnable par les institutions.
À la différence du légal, ce qui est légitime, c’est ce qui est traditionnellement défini comme conforme au droit, ce qui revient à dire qu’est légitime ce qui est juste considéré sous une perspective éthique. Le droit n’est pas seulement ce qui est promulgué par des lois civiles et pénales. C’est aussi ce que l’on rattache à des règles plus fondamentales, des droits fondamentaux. En vertu de cette distinction, on peut juger que des lois sont injustes, c’est-à-dire illégitimes, non conformes à des droits fondamentaux qu’elles bafouent. Traditionnellement, le lexique du légitime et de l’illégitime a donc une fonction éthique et critique : il circonscrit des critères pour évaluer les lois mises en place par une instance de pouvoir.
Au contraire, et à mon avis, ce n’est pas anodin, lorsque nous renonçons à faire ou dire certaines choses parce que nous disons que nous ne nous sentons pas légitimes, nous estimons qu’il n’est pas juste que nous fassions certaines choses que pourtant, la loi ne nous interdit pas de faire. En d’autres termes, nous estimons que nous n’avons pas le droit de faire des choses que nous pouvons légalement faire. Le lexique de l’autorité est ainsi intériorisé, ce qui rend la contestation plus difficile. Tant qu’on peut la situer, l’autorité est contestable. On se demandera de quel droit elle nous réprime.
Mais quand on estime avoir en soi-même l’autorité qui juge illégitimes certains de nos désirs, on n’a plus qu’à s’infliger une frustration que l’on cherchera à apaiser. Soit en se persuadant qu’on a raison de se sentir illégitimes, soit en plaçant nos espoirs dans une thérapie de nos faiblesses psychologiques. Dans les deux cas, c’est le renoncement à l’action qui nous apaise et c’est un cercle vicieux.
Alors comment sortir de ce cercle vicieux induit par notre idéologie psychologisante ? En replaçant l’autorité là où elle est originairement : à l’extérieur de nous. Nos peurs sont héritées des violences que nous avons éprouvées. Ce que nous nommons « sentiment d’illégitimité » est une chose très matérielle : elle désigne la mémoire incarnée fabriquée par les différentes censures que nous avons subies. Et elles ne sont pas identiques pour tout le monde ! C’est précisément là que les discriminations divisent une société en classant et hiérarchisant des catégories de personnes. Nous apprenons ainsi à jouer le rôle qu’on attend de nous, pour nous épargner les violences qui sanctionneraient nos désirs.
Or, lorsqu’on blâme une personne parce qu’elle ne s’autorise pas à vivre selon ses envies, ses besoins et ses intérêts, ou lorsqu’on attend d’elle qu’elle s’autorise à le faire selon l’expression aujourd’hui consacrée, on lui inflige une double peine. Et c’est ce que je trouve assez insupportable dans la rhétorique psychologique aujourd’hui omniprésente : sous couvert de bienveillance, on reproduit l’indifférence sociale qui postule l’autonomie des individus et prescrit le détachement, la désolidarisation.
Pour faire ce pour quoi on ne se sent pas légitimes, il ne s’agit pas tant de s’autoriser que de refuser. Dire non à l’autorité qui s’est exercée sur nous. Ce qui suppose qu’on l’ait replacée consciemment là elle s’exerce, c’est-à-dire dans les rapports de domination. On peut alors s’entraider dans l’identification et la contestation des pressions sociales et des discriminations que nous subissons et dont la finalité est de nous maintenir à la place qu’on occupe, par défaut. La déconstruction de ces normes n’est qu’une étape nécessaire, elle ne suffit pas. Mais elle rend possible la solidarité et doit nous conduire à revaloriser ce qui a été censuré, méprisé, humilié.
Voilà pourquoi il me semble que c’est en s’inspirant des vies illégitimes que l’on peut réouvrir nos regards atrophiés par les carcans normatifs. Par vies illégitimes, j’entends les parcours de vie de personnes qui n’ont pas fait ce qui était attendu d’elles. D’ailleurs, ce qui rend une biographie intéressante se dessine dans la trame des désobéissances qui ont permis la créativité qu’on voulait empêcher. Le champ des possibles d’une vie coïncide souvent avec le courage, les opportunités, les aides qui ont permis à une personne de faire plus et mieux que ce qui était attendu d’elle. Lorsqu’on se penche sur les vies des femmes penseuses, créatives, audacieuses, on retombe toujours sur cette contestation des rapports de domination qui pesaient sur elles. Et non sur leur capacité psychique à se sentir légitime. Quels qu’aient été leurs privilèges socio-économiques, les femmes ont toujours dû dire non pour faire ce qui leur était vital. Avoir la fantaisie de dire non, n’en faire qu’à sa tête, pour une femme, c’est tout simplement prendre des libertés.
Je vous suggérerai donc volontiers cet exercice suivant. Lorsque vous vous apprêtez à renoncer à une action parce que vous vous sentez illégitime, je vous invite à réorienter votre réflexion de la façon suivante : imaginez le scénario des possibilités que déclencherait votre désobéissance dans la biographie que quelqu’un écrirait un jour. Imaginez que vos choix aident d’autres personnes après vous à faire ce qui leur importe. Au lieu du scénario du rejet social cultivé par notre éducation et nos conditionnements, amusez-vous à percevoir vos décisions dans un scénario attachant, inspirant et joyeux.
Encore un super sujet de podcast merci !
Même si la confusion devenue systématique maintenant associant « développement personnel » et « psychothérapie » est pénible et violente pour les psychologues qui pratiquent avec une conscience déontologique (ainsi que pour les personnes ayant le courage de se lancer dans une psychothérapie pour tenter de sortir d’un quotidien de souffrances et de détresses)…
Cela démontre avant tout, je trouve, une méconnaissance totale des processus des psychothérapies…
A force cela devient insultant de croire que des professionnel.le.s ayant fait des années d’études ne soient pas conscient.e.s des enjeux des sociétés (je parle des psychologues, surtout s’iels ont des notions solides sur les effets des normes et injonctions socio-culturelles). Certain.e.s, et j’espère de plus en plus, ont totalement intégrés cela dans leurs pratique, pratique devenue située et inclusive
Qui parles en vous ? D’où viens cette pensées automatiques ? Voilà des exemples de requestionnement qu’un.e psychologue peut faire pour accompagner ses patent.e.s à recontextualisé leurs difficultés et ressenties afin d’ouvrir et de nourrir le sentiment de pouvoir d’agir (empowerment), de liberté en cohérence avec leurs valeurs.