Le talent d’un visage

La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux.

Lévinas

J’y repensai cette nuit, toute à la joie d’avoir enfin pu bavarder avec mes filles en visio (l’une d’elle attrapée par le covid samedi dernier, elles ont dû suivre le protocole d’isolement chez leur papa, tandis que je faisais le mien de mon côté… drôle de période ). Quelle merveille de voir leur visage. Qu’elles puissent me montrer leurs peintures. Leur joie aussi de découvrir les bricoles que j’avais discrètement déposées devant la porte. Et qu’on s’envoie avec démonstration des bisous voyageurs !

En me brossant les dents, ce petit miracle technologique ressassait mon attention. Notre pénible époque attend tellement de nous : trouver dans les gains d’humanité offerts par le progrès la force d’en réclamer davantage, de cette humanité-là.

Je repensai donc aux visages. À ce qu’ils ont d’essentiel. À Lévinas qui en a fait un thème central de son éthique, et à cette phrase à laquelle je m’agrippai.

« La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux. »

Le merveilleux du regard a toutes les couleurs, ce qui inspirait si bien Toni Morrison à écrire L’œil le plus bleu, né de sa stupéfaction face à la survalorisation des yeux bleus, y compris chez ses amies noires. Qu’attend-on pour nous libérer des rengaines sur la couleur des yeux des enfants, les ventres des femmes, les peaux des vieilles, etc. ?

Est-ce parce que j’ai passé mon enfance sur un bateau ? Parce qu’on m’a formée trop tard aux usages terrestres ? Est-ce par excès de mauvais esprit ? Quelle qu’en soit la déraison, j’ai toujours eu du mal à évaluer les visages et les corps comme j’étais censée le faire. Comme on le fait ordinairement. Même si, dans l’ombre, nous sommes nombreux·ses à ne pas nous y reconnaître. Enfin, il faut apprendre les normes auxquelles se conformer pour qu’on dise du bien de vous, ou qu’on vous malmène le moins possible, et j’ai là aussi dans ma jeunesse joué le rôle imposé sur le théâtre social, mais je ne l’ai jamais compris. Je ne trouvais pas sa justification rationnelle (sauf dans l’assujettissement que ça exigeait des filles et des femmes). Je n’ai jamais vu ce que telle ou telle caractéristique érigée en norme avait de beau, si ce n’est qu’elle forçait un dommageable conformisme. Je n’ai jamais vu que la jeunesse en soi était esthétiquement préférable à la vieillesse. Ni que la minceur était esthétiquement préférable à la rondeur. L’autorité du moule sur notre perception des humain·e·s m’étonnait.

Enfant, ça m’avait sauté aux yeux. La laideur n’est pas une affaire de grain de peau. Elle surgit dans les traits d’un visage emporté par le besoin d’assujettir. Dans l’égoïsme grimaçant, dans la raideur opaque d’un regard et d’un geste qui utilisent l’autre – fût-il enfant – comme moyen de soulager sa frustration. La laideur, c’était une façon d’abîmer le visage de l’autre en l’ignorant.

C’était une façon brutale d’enlaidir la vie, la sienne et celle des autres par le besoin de contrôle. De redouter la grâce de ce qui nous échappe. Et nous nous exposons constamment à ce risque. Nous avons la responsabilité d’embellir, de rendre le monde plus vivable au fond. Là où la laideur est facile, il y a aussi la possibilité d’un sursaut, d’une transformation, d’une victoire à venir de l’élégance sur la lâcheté pour peu qu’on en prenne la décision quotidienne. Pour peu qu’on s’en inquiète. Pour peu qu’on s’inspire les un·e·s les autres l’amour du singulier. Et même si les mots me manquaient, le souvenir de ce regard d’enfant m’est aussi net que le goût de la brioche imbibée de chocolat chaud.

Alors la beauté d’un visage, à tout âge, c’est sa façon de faire vivre des brèches de liberté. Des lignes de fuite. C’est la grâce avec laquelle il peut considérer les choses méprisées et les situations ignorées. L’allure d’un regard, d’une écoute, d’un engagement. Dans la pauvreté, l’exclusion, on détecte avec acuité les visages marginaux qui vous voient, vous accueillent et vous sourient sans avoir besoin de vous. Comme par accident. Comme par un art de vivre. C’est cela peut-être qui est beau. Le talent d’un visage à nous projeter dans son art de vivre.

Diane Arbus, Two Ladies at the Automat (Art Institute of Chicago)

Bref, ceci pour décliner cette banalité … qu’il nous est essentiel de voir des visages, en visio à défaut d’autre chose, et de rencontrer les autres sans plus savoir quelle est la couleur de leurs yeux.

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