Des grâces

Les théories qui ne tiennent pas compte des grâces me rendent triste. Je suis sensible aux idées comme si j’habitais avec elles. Comme si nous habitions toujours avec elles. 

Les pensées qui s’enracinent dans les nuances et les singularités jusqu’à assumer la coexistence des contraires créent mon oxygène. Je les guette partout : dans les faits observables, les biographies, les fictions, les témoignages, etc. Au contraire, les théories qui enferment les individualités dans des catégories closes, au nom de ce que Nietzsche appelle « l’esprit de système », me font suffoquer. Elles sont fascinantes et, jusqu’à un certain degré, elles sont éclairantes. Elles peuvent intégrer des souffrances vécues dans une certaine compréhension de la violence des normes. Mais elles ne laissent pas de place aux lignes de fuite. L’une des idées que j’aime le plus dans la pensée de Judith Butler : que les normes soient aussi mises en échec par nos comportements, quand bien même nous aspirons à nous y conformer. Une théorie de la domination doit intégrer tout ce par quoi nous échouons à performer les normes. Des sillons de liberté ou de grâce qui doivent mobiliser notre attention et nos conversations. 

Il m’a semblé, très jeune, que l’affirmation d’un déterminisme social strict, réifiant, classant les individus par catégories, était le signe d’un certain luxe. D’un privilège dirait-on plus volontiers aujourd’hui. Parfois même, d’une arrogance cynique. Je reste matérialiste, mais j’adresse une objection matérialiste à une certaine version (bourgeoise ? patriarcale ?) du matérialisme. Ressasser le déterminisme renforce l’impuissance à le subvertir.

Une espèce d’intuition pratique à laquelle je me suis toujours accrochée – tant bien que mal et en dépit de tout appui théorique – était qu’il fallait observer et imaginer tout ce qui pouvait déjouer les statistiques (puisque celles-ci me condamnaient à renoncer avant d’avoir tenté de vivre et de vivre avec joie). Tout ce qui pouvait transgresser le déterminisme. Sa pertinence théorique ne vous sauve pas. Elle ne vous aide pas à désobéir et à tracer votre voie : elle vous répète ce que vous devez penser et ce que vous ne pouvez pas faire pour qu’elle soit valide. Mais si l’on désire désobéir aux statistiques, si l’on veut vivre quand tout semble interdit d’avance, il faudra autre chose. 

Non pas tellement une volonté de fer, comme on le défend dans le développement personnel managérial, qui travaille à masquer les pratiques d’exploitation. Mais une capacité de perception et d’imagination. L’art obscur, souterrain, de détecter les grâces. Celles qui étirent le regard au-delà de la violence sociale qui nous entoure (et qu’il ne s’agit pas de dénier). Pour certains, leur chance est leur privilège. Pour moi, elle était pleine de « bonnes étoiles ». Des rencontres, des gestes, des aides inattendues. L’amour, la douceur, la chaleur, l’intelligence partagée, la musique, l’humour. Que je regardais et regarde encore comme autant de miracles quotidiens. 

Les idées ne sont pas des choses abstraites. Elles nous affectent. Et il m’arrive de percer une larme au contact d’une théorie. Uniquement parce qu’elle occulte les grâces, les lignes de fuite, les exceptions, les passerelles, les alliances qui font l’oxygène de la vie. Qui nous font préférer la liberté au conformisme. 

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