Billet retravaillé le 16 février 2023, première version le 21 septembre 2021.
Comment faire de la philosophie hors des normes académico-patriarcales, depuis un point de vue qui a toujours été empêché, exclu par elles ? Une de mes principales sources d’inspiration pour travailler cette question se trouve non pas chez les philosophes, mais chez les artistes femmes. Dans les œuvres, documentaires ou les articles qui me permettent de les découvrir et de les admirer, j’essaie de saisir leur façon de penser. Comme dans l’étude des philosophes : sonder le tour d’esprit singulier qui se dégage entre les lignes et permet de mieux comprendre les articulations, les concepts, les problèmes d’ensemble. Tâche impossible, mais dans l’effort qu’elle mobilise, quelque chose se passe. Se dépayser dans l’esprit d’un·e autre, et dans ce dépaysement, apprendre à voir autrement.
On peut trouver ça étonnant de chercher sa méthode philosophique chez des femmes artistes. On associe généralement la philosophie à la rationalité méthodique, celle qui étant bien conduite (Descartes), permet avec certitude d’énoncer la vérité. On l’associe beaucoup moins à la créativité, aptitude plus ou moins brouillonne de l’imagination, traditionnellement dévolue au divertissement et à l’illusion. Associer l’enquête philosophique à la seule rationalité et en exclure l’imagination colle bien avec l’idéalisme platonicien qui a tant marqué notre histoire de la philosophie.
Pourtant, l’hypothèse selon laquelle l’imagination intervient dans la pensée – et même, dans la pensée dite rationnelle – a été défendue par différentes approches. Chez Kant par exemple et son étude de l’imagination transcendantale. Chez ses successeurs, notamment en phénoménologie. Plus encore, Ricœur a consacré un travail important à la réhabilitation de l’imagination dans La métaphore vive, entre autres. Mais c’est chez Souriau (L’instauration philosophique) qu’on trouve une approche de la philosophie comme discipline créative, dont je m’inspire librement.
L’imagination est une source déterminante de la pensée, y compris philosophique. Loin d’invalider son intérêt, il me semble que ça l’augmente : on peut d’autant mieux comprendre la fécondité et l’originalité des philosophies avec leurs divergences et leurs contradictions, leurs ellipses et leurs errances, si on y voit une discipline de l’imagination plus qu’un art de la démonstration rationnelle stricto sensu.
Alors, la difficulté de la philosophie n’est pas seulement de comprendre l’incompréhensible, de formuler des vérités sur des problèmes insolubles. Mais de créer des concepts (Deleuze) qui permettent de penser nos problèmes d’une façon singulière, ou pour le dire autrement, de créer une conception du monde. Ce qui requiert aussi de trouver une forme, un style approprié au fond. La forme du dialogue chez Platon, des méditations solitaires chez Descartes, du système chez Spinoza, Hegel et Comte, de l’aphorisme (et pas seulement) chez Nietzsche, des énoncés Wittgensteiniens, la longue enquête socio-historique mais aussi les mémoires chez Simone de Beauvoir, … toutes ces formes ne sont pas dissociables des thèses et hypothèses de l’auteur·rice. Elles les matérialise.
On bute en philosophie sur les limites de nos usages linguistiques, à savoir sur les préjugés qui les hantent. De sorte qu’on peut être empêché·e de penser plus loin à cause de notre incapacité à imaginer d’autres manières de philosopher. Comme un·e artiste peut bloquer sur un medium qui ne lui convient pas, qui ne lui permet pas de matérialiser son intention, sa perspective.
Chez les philosophes féministes, on le voit clairement : elles formulent toujours ce problème de l’impossibilité de faire de la philosophie depuis leur point de vue propre, n’ayant appris à philosopher qu’en protégeant, valorisant les normes patriarcales. On déconstruit, mais comment aller au-delà ?
Georgia O’Keeffe dit dans une archive vidéo que ses professeurs lui enseignaient comment peindre des paysages comme eux. Mais ils ne lui apprenaient pas comment peindre ses paysages à elle. Alors, au lieu de les imiter, elle s’est tracé une autre voie, sur le tas, avec son talent, sa perception et son imagination.
On pourra dire que c’est un geste prétentieux de vouloir créer / penser depuis son propre point de vue. C’est le contraire : loin de s’accrocher à des mérites dont on serait satisfait·e, loin de s’assurer la reconnaissance sociale en suivant des itinéraires balisés, la démarche d’O’Keeffe comme de nombreuses femmes artistes suppose d’aller au-devant d’une série d’incertitudes, de tentatives, de pas de côté. Au nom d’un désir farfelu : développer une façon singulière de peindre ou de penser, et en somme, d’interagir avec le monde. Une façon aussi de ne pas s’ennuyer dans des conceptions prémâchées.
Voilà pourquoi ces dernières années, je me ressource auprès de penseuses au sens large. Pina Bausch en tout premier lieu, dans un chantier expérimental que je compte reprendre et approfondir au séminaire lundi prochain.