Ma colère contre la domination patriarcale a souvent été une colère contre l’inattention et les maltraitances qui en découlent immédiatement. Pas seulement envers les femmes, les enfants, les animaux, les végétaux… Que la culture patriarcale humilie les autres vies – les vies de tous ses autres - est une violence insupportable. Et avant de découvrir des travaux d’écoféminisme, il me semblait évident que les souffrances et les morts causées par le goût du pouvoir des hommes devaient nous indigner collectivement.
Mais ce que je comprenais moins – et qui a pu me rendre ridicule à d’autres yeux – c’est que j’avais aussi mal pour les objets inanimés et maltraités. Mal pour les choses particulières assujetties elles aussi à la violence des hommes, à leurs routines précipitées et à leurs objectifs. Dans le souci d’efficacité, dans la précipitation et la brutalité (celle qui fait du bruit en faisant mal) valorisées par l’idéologie patriarcale, des objets sont gâchés, sacrifiés, mutilés, abandonnés. Cela n’a pas à voir avec la rapidité, mais avec l’habitude de brutaliser le réel, de malmener la matière. L’habitude de piétiner les choses sans intérêt. La fascination pour l’efficacité du bulldozer. L’admiration de la grossièreté. La mise-à-distance du reste, de tous les objets et les êtres qui ne sont plus vus que comme des restes, des encombrants.
Il ne s’agit pas de projeter sur les choses une sensibilité nerveuse. Mais de déplorer ce que j’ai souvent qualifié d’inélégance. Car l’élégance n’a à mes yeux pas à voir avec les normes du chic, mais avec l’attention au réel, donc le respect. Celui qui est aussi en jeu dans la consolation et qui réside dans cette simplicité trop souvent perdue de percevoir la peine d’autrui. De s’intéresser au réel sans y chercher son propre intérêt. Donc de voir le réel sans gâcher, occulter, abîmer, négliger tout ce qui ne sert pas nos intérêts, notre pouvoir. L’élégance est une manière de tenir compte de la délicatesse qui nous environne.
En réalité, cette élégance, ce respect est une aspiration. On malmène toujours ce qui nous environne à des degrés variables, relatifs précisément à l’attention qu’on cherche à développer. Ce qui suppose de nous libérer un peu de notre penchant utilitaire. Bergson, définissant le cerveau comme l’organe de l’attention à ce qui est utile, le distinguait ainsi de l’intuition, qui nous permet de percevoir le réel pour ce qu’il est. Et c’est le propre de la poésie que de nous révéler cette dimension du réel, autrement indicible. Que la réalité soit tout ce qui cohabite avec nous, que le réel – même en ce qu’il a d’inerte - ait droit au respect était l’idée tacite suggérée par ma colère.
J’en trouve un écho dans le beau texte Sidérer, considérer. Migrants en France, 2017 de Marielle Macé. Plus précisément, dans une référence à Ponge dans Berges de la Loire, qui attribue aux choses un droit au poème :
« Reconnaître le plus grand droit de l’objet, son droit imprescriptible, opposable à tout poème… Aucun poème n’étant jamais sans appel a minima de la part de l’objet du poème, ni sans plainte en contrefaçon. L’objet est toujours plus important, plus intéressant, plus capable (plein de droits). »
Marielle Macé parle ainsi de la « colère contre le bâclage et les inattentions de tous ordres », ou des « belles colères que celles qui ont pour seul ennemi l’inattentif ». J’ajouterais qu’il ne faut pas confondre cette capacité d’attention à la densité du réel de toute chose avec l’attention à la maîtrise plus ou moins perfectionniste du réel (cette seconde empêchant souvent la première puisqu’elle n’aime pas ce qui échappe).
C’est aussi pour cette raison que les tâches d’entretien, nettoyage, dépoussiérage, agencement, etc. toutes ces tâches sans intérêt reconnu par le patriarcat, ont permis aux femmes d’avoir une approche à mon avis bien plus fine de ce qu’est la réalité. Puisque c’est le soin du réel qu’on leur a délégué. Lorsque nous parvenons à suspendre la pression qui précipite et durcit nos gestes, lorsque nous pouvons prendre soin, alors nos actions nous révèlent de la matière ce à quoi nous sommes ordinairement aveugles. D’où mon travail en parallèle pour tenter de formuler une ontologie plus juste, qui était impossible sous les normes patriarcales mais qui le devient dans une approche féministe. Et pour laquelle inévitablement des mots et des idées nous manquent.