Dans cette vidéo fraîchement publiée, Isabelle Stengers évoque les rencontres livresques qui ont jalonné son parcours intellectuel. Ce n’est pas la première fois que je l’écoute sur ce sujet. Mais ici, elle résume avec une magnifique clarté ce que je n’osais formuler pour moi-même. À savoir qu’elle avait toujours cherché dans des pensées (donc des rencontres livresques ou réelles) de quoi bouger elle-même, de quoi sortir de la passivité que sa situation sociale pouvait entretenir. Quelques lectures ont ainsi transformé sa vie, parce qu’elles lui permettaient de voir le monde autrement à partir des problèmes qu’elle y voyait. La rencontre d’une pensée autre, donc nouvelle pour nous, peut nous transformer.
Monique Wittig insiste elle aussi sur l’indissociabilité du théorique et du politique. On ne transforme un état de choses qu’en bouleversant les concepts. Une révolution est toujours d’abord conceptuelle.
Les yeux rivés sur les mécanismes de domination intellectuelle, je me demande souvent s’il est possible de produire une pensée qui ne participe pas d’une façon ou d’une autre à l’oppression. Mais précisément, je ne veux pas non plus que cette dialectique négative serve de prétexte au renoncement mortifère, à la résignation, à l’inertie. Il ne me paraît pas souhaitable que la peur de l’imperfection (la peur du reproche ?) l’emporte sur le désir d’agir, de penser, de dire, de vivre en somme… et sa part irréductible de risque. De miracle aussi. Je pense souvent à cette façon qu’avait Arendt de définir l’action par sa part de miracle.
Cette conscience de la complicité du théorique avec l’oppression me conduit à regarder mon propre travail avec une grande suspicion. Et pourtant, si je pars de mon expérience, de mon « point de vue minoritaire » pour reprendre Wittig, je sais que certaines pensées m’ont sauvée. Elles m’ont déplacée hors de la violence. Elles m’ont rendue transfuge en m’offrant la possibilité d’aimer la vie. La vie redevient désirable si l’on comprend ce à quoi il est vital de désobéir, si l’on nourrit en soi le désir la compréhension de ce qui nous manque dans le présent aliéné. On ne transforme pas sa vie, mais elle se transforme à chaque fois que nous sommes bouleversées par une pensée et que nous percevons ses effets souterrains.
Au fond, un tel propos (des lectures nous transforment) peut sembler banal. Mais combien de fois entendons-nous que le temps de penser est un temps perdu pour l’action ? Que penser et faire sont des activités disjointes ? Ce n’est le cas que parce que nous avons une vision réductrice de la pensée et lui accordons peu de temps, peu d’effort (au profit de lectures faciles qui confortent mais ne nous déplacent pas). La pensée ne nous déplace que par secousses.