Introduction de l’exercice
La première séquence de cette chronique consiste à imaginer l’inversion des situations et procède en trois exercices : le premier visait à déverrouiller notre regard sur la réalité sociale telle que nous la vivons quotidiennement. N’hésitez pas à le relire ou le réécouter : plus le regard est entraîné à renverser les proportions et les rôles, plus des aspects du réel que nous pouvions négliger ou occulter apparaissent sous un jour nouveau. Par le renversement imaginaire des situations, nous ouvrions notre regard aux multiples dissymétries qui ne nous apparaissaient pas auparavant ou qui nous semblaient très ordinaires, « normales ».
Mais constater la dissymétrie nous conduit souvent à l’accepter. Au lieu de l’interroger, on recourt souvent à de vieilles rengaines qui viennent couper court à la remise en question : « si les choses se passent ainsi, c’est que les personnes impliquées le veulent bien »… Nous disons ainsi que ce qui est est ce qui doit être, puisque rien n’aurait empêché qu’il en soit autrement. C’est là un préjugé bien simpliste, que nous répétons parce que nous l’avons souvent entendu. Nous gagnerions pourtant à acquérir d’autres gestes pour mieux comprendre les situations !
Dans ce deuxième exercice, c’est cette difficulté que l’on cherche à pallier en vue de ne pas refermer les yeux sur les inégalités observées : il s’agit de comprendre en quoi la dissymétrie sociale que vous percevez est un fait qui, quelles que soient ses apparences, est le résultat de toute une histoire où, au fil des encouragements et découragements, valorisations et dévalorisations, l’individu s’est forgé certaines capacités et certaines peurs aussi. Celles-ci définissent pour lui une grille de comportements qu’il n’a pas choisis librement : par l’adoption spontanée du mimétisme et par l’intériorisation de censures multiples, nous nous retrouvons avec un pouvoir d’agir qui est intimement structuré par les normes de notre environnement social. De sorte que lorsque nous voulons faire autre chose que ce qu’on attendait et attend encore de nous, nous pouvons peiner à en acquérir la capacité réelle, surtout si on ne rencontre aucun soutien. Nous le comprenons très bien pour nous-mêmes, mais dans nos interactions quotidiennes, nous oublions de l’appliquer aux autres. Plutôt que de s’en remettre à la violence ordinaire du « si elle fais ceci ou cela, c’est parce qu’elle l’a bien voulu », on rapporte la situation de la personne aux attentes du milieu social dans lequel elle gravite. Il ne s’agit pas d’en faire une victime, mais de comprendre que ses choix et ses renoncements sont liés à une histoire complexe. En imaginant un récit vraisemblable qui rende compte de l’actuelle dissymétrie, on peut comprendre plus finement la quantité indéfinie des facteurs sociaux et historiques qui ont participé à l’actuelle répartition des rôles, des prises de parole, et des multiples dissymétries que vous observez.
C’est ce type d’imagination narrative que Virginia Woolf, dans son magnifique texte Une chambre à soi, mobilise avec génie lorsqu’elle dessine l’histoire qui aurait pu être celle de la petite sœur de Shakespeare. Si la sœur de Shakespeare, dotée du même don et de la même passion que lui pour la poésie, l’écriture et le théâtre, avait tout mis en œuvre pour vivre de son art, les obstacles qu’elle aurait rencontrés dans sa rébellion l’auraient rendues folle, à moins qu’elle ne se soit décidée à renoncer à son projet. Vous trouverez une version audio de cet extrait, enregistré par mes soins (d’humble non-comédienne) dans un article bonus en cliquant ici.
En se figurant les attentes et les interdits rencontrées par les femmes dès leur naissance parce qu’elles ne sont pas des hommes, on prend conscience que les rôles des uns et des autres sont moins les effets des talents individuels que des histoires des personnes et des soutiens qu’elles ont rencontrés.
Formulation de l’exercice
Entraînez votre imagination à tisser les histoires qui pourraient vraisemblablement avoir conduit les agents – hommes et femmes – à la situation ponctuelle dont vous percevez le caractère dissymétrique. Dans ces histoires, les postures ordinairement adoptées par les hommes et les femmes à un moment T apparaissent comme les résultats d’un long passé individuel et collectif de discours exprimant les attentes, injonctions et interdictions d’un milieu social déterminé.
À ce second stade, vous cherchez à interpréter les inégalités observées, c’est-à-dire à leur donner un sens. Reprenons l’exemple pris dans le premier exercice. Imaginons qu’à un dîner, vous ayez observé que les hommes étaient davantage écoutés que les femmes, ou que celles-ci étaient plus souvent contredites que ne le sont les hommes, qu’on accorde à ceux-ci davantage de crédit sur des sujets dits « sérieux », qu’on les interroge davantage sur leur travail là où l’on interroge davantage les femmes sur la vie des enfants, etc. Ces faits courants vous sont parus dissymétriques parce que l’inversion vous choquerait. Vous imaginez mal que l’inverse se produise au point d’être ordinaire ! Dans cette situation, vous pourriez vous dire que cette dissymétrie que vous n’aimeriez pas voir inversée est sans doute l’objet d’une préférence féminine, et non la reproduction de la domination masculine. Qu’ainsi s’il y a tant de publicités présentant à coups de grands formats des femmes nues dans des positions langoureuses, c’est parce qu’elles veulent bien soutenir des frivolités auxquelles les hommes quant à eux ne souscriraient pas ? Etc.
Mais arrêtons-nous un instant et improvisons-nous écrivains ! Imaginons les histoires qui donnent vie à ces faits singuliers. Qu’est-ce qui conduit Béatrice à se taire lorsqu’il est question d’économie ou de politique ? Son silence est-il l’objet d’un choix ou d’une résignation ? Qu’est-ce qui fait que Pierre soit si à l’aise et sympathique ? L’imagine-t-on contrecarré dans toutes ses ambitieux ? Si Béatrice avait eu l’enfance de Pierre, aurait-elle fait les mêmes choix ?
De même, si un homme semble hésiter à s’occuper des bébés alors qu’il a toujours rêvé de travailler dans les secteurs de la puériculture, un peu d’imagination empathique nous conduit à nous figurer tous les parents qui n’ont pas voulu de ses services comme baby-sitter – lui préférant une fille – , les moqueries qu’il aura entendues à chaque évocation de son rêve professionnel insuffisamment viril, le registre de langage qui l’écarte d’emblée (on parle de sage-femmes, d’assistantes maternelles, de puéricultrices, et on regarde avec ironie la perspective de masculiniser ces noms), etc. C’est cette imagination narrative – celle que vous aviez pour Billy Elliott par exemple – que je vous invite à muscler avec cet exercice pour percevoir que la vie – indissociablement collective et individuelle – n’est jamais sans passé.
À vous d’imaginer en pratique les histoires qui font que tout un tas de situations ordinaires nous paraîtraient choquantes si les rôles genrés y étaient renversés. Vous n’y engagez rien d’autre que les capacités créatives de narration et de perception de l’écrivain qui est en vous !
Explicitation de l’exercice
L’imagination n’est pas une faculté réservée aux fantaisies superflues ! Elle est au contraire au cœur de notre capacité à voir autrui comme un être doté d’un monde intérieur semblable au nôtre. Plusieurs auteurs en font ainsi une condition centrale de toute vie éthique. Sur ce thème de l’imagination morale, je ne mentionnerai ici qu’une philosophe américaine, Martha Nussbaum, professeur à l’université de Chicago. Dans plusieurs de ses ouvrages, et notamment dans Les émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIe siècle, Martha Nussbaum montre comment la démocratie repose sur l’exercice de certaines facultés qui doivent être encouragées par l’éducation. Parmi ces facultés, il y a l’imagination empathique, c’est-à-dire la capacité à imaginer avec empathie les difficultés d’autrui. Ce qui est impossible si vous ne disposez pas d’informations historiques sur son milieu, son histoire, et aussi de créativité narrative. Cela ne suffit pas, mais l’égalité des droits reste une chose vaine et formelle si les individus ne savent pas se regarder les uns les autres comme des personnes, cad des êtres dotés d’une vie intérieure complexe reliée à une histoire elle aussi complexe. J’aurais l’occasion bientôt de vous reparler de ce livre de Martha Nussbaum dont je vous recommande vivement la lecture.
En fait, lorsque nous en restons à une vue superficielle des situations de genre, nous ne voyons pas des personnes, mais des objets : nous nions leurs aspirations, leurs blocages, leurs besoins, leurs plaisirs propres, leurs rêves, bref, leur vie intérieure pour les réduire à des rôles attendus et par là ordinaires. Là encore, ce mécanisme d’objectivation d’autrui est au cœur de toute inégalité concrète, et non seulement celle des hommes et des femmes. Mais on y voit ici une application : pour rectifier ce penchant hérité de l’éducation et du poids de la violence historique, il nous faut réapprendre à voir autrui quel qu’il soit non en en restant à son rôle factuel, celui qui lui était réservé par la société dans laquelle il ou elle vit, mais le projet qu’il porte en lui/elle. Au lieu de justifier les faits issus de mécanismes inégalitaires, on imagine la série d’inégalités qui ont pu y conduire, sans lesquelles d’ailleurs il n’y aurait pas la dissymétrie qu’on observe entre les individus dont l’existence est socialement valorisée, dans des domaines nettement visibles, et ceux ou celles qui en sont écartés.
Se rendre capable de voir l’autre comme une personne à part entière, qui mérite un respect et une attention égale dans tous les domaines de la vie sociale, suppose l’exercice de notre imagination narrative. Doter l’autre d’une épaisseur existentielle, c’est imaginer qu’il a une histoire aussi touffue que la nôtre. Attention néanmoins ! Il ne s’agit pas par là de réduire l’individu à un schéma prédéterministe : il vient de tel type de famille, il ne fera donc jamais ceci ou cela. Autre raisonnement qui ne vise qu’à maintenir en l’état la réalité sociale et ses regrettables discriminations. Il s’agit plutôt de considérer que l’identité de chacun ne se réduit bien sûr pas à un ensemble de caractéristiques repérables et immuables : le sexe, la date de naissance, la taille, le poids, la nationalité, etc. Au contraire, ce qu’on appelle en philosophie l’identité personnelle est une identité en mouvement, la trajectoire singulière et indéterminée d’une personne qui ne se recrée pas à chaque instant et qui conserve ainsi une histoire qu’elle n’a pas choisie, tout en ayant une capacité d’initiative et de changement. Pour le philosophe Paul Ricoeur, cette identité est narrative. Ce qui dure dans tous nos changements, c’est ce récit tout personnel qui fait ce que nous sommes mais ne prédétermine rien de ce que nous serons. La connaissance de soi passe par le récit de soi.
Transposée à notre exercice, la thèse de Ricœur sur l’identité narrative – que je ne fais qu’évoquer ici – ainsi que celle de Martha Nussbaum sur l’imagination morale et empathique nous permettent de comprendre en quoi la gymnastique de l’imagination narrative nous permet de donner de l’épaisseur aux situations de dissymétrie et de discrimination. C’est précisément cette épaisseur narrative que l’on veut réduire quand on veut justifier une inégalité factuelle par des clichés sur les genres. Ce n’est pas parce que les femmes manquent de courage politique qu’elles sont moins nombreuses aux primaires de droite comme de gauche : c’est parce que derrière cette inégalité ponctuelle, il y a une somme de récits individuels qui convergent en vue de les en écarter de multiples façons. Non par complot mais par reproduction tacite d’un schéma dominant qui continue d’être considéré comme ordinaire.
J’espère que vous aurez un plaisir ludique à faire travailler votre imagination narrative au quotidien ! N’hésitez pas à laisser un commentaire pour partager avec les autres lecteurs ce que cet exercice vous a apporté ou inspiré ! Et si vous voulez soutenir la création des contenus de ce site en début de vie, vous pouvez cliquer sur l’onglet « soutenir ce site » qui vous renverra vers la page de Simone sur la plateforme collaborative www.tipeee.com.