Ma mère est un être surnaturel, au contact des choses inaccessibles pour le commun des mortels.
Stéphanie Argerich
Je dois à la tranquillité d’un soir d’automne, samedi dernier, ma découverte de Martha Argerich. Jusqu’alors, les vidéos de ses concerts avec orchestre m’avaient donné l’impression d’une virtuose extrêmement assurée, disciplinée, voire sévère. Ce qui, pour autant, ne me déplaît pas. Ne suspectons-nous pas de sévérité les femmes qui s’obstinent à travailler leur passion ? Cette sévérité, cette force de concentration devrait-on dire, est pourtant leur fantaisie. S’entraîner à admirer ce qu’on a disqualifié chez les femmes est un exercice fondamental pour rééduquer nos perceptions.
Bref, ce soir-là, je m’installe pour ce concert privé chez Martha Argerich (merci Arte), avec son ami violoncelliste de longue date, Mischa Maiski. Le concert est ponctué de brefs échanges avec une de ses filles, Annie Dutoit, sur un canapé au velours moutarde, style Louis Philippe. Détail qui avait attiré mon œil lors du choix de la vidéo. Très vite, Gribouille, moi, ma couverture elle aussi moutarde, et tout ce qui se trouvait là, nous tombons sous le charme de cette femme. Non parce qu’elle est géniale (enfin, oui… aussi), mais parce qu’elle montre en bafouillant la confusion des choses de la vie. Elle fait l’effort ironique de répondre aux questions en n’y répondant pas. Il est vain de parler de la musique : qu’est-ce qu’on peut en dire ? Il faut la faire. Au bout des lignes de fuite des mots, la musique.
Ce qui ne l’empêche pas de tergiverser, le nez dans les brumes matinales de son oreiller, sur sa préférence pour Schumann. Ou Beethoven. Enfin, bien sûr, il y a aussi Schubert, Mozart… Mais quand même, non, Schumann. Il va direct à l’essentiel. On la voit ainsi bricoler avec ses bafouillements, c’est-à-dire vivre et aimer, à différents âges, filmée par une autre de ses filles, Stéphanie, dans ce tendre documentaire : Bloody Daughter. À la fin du film, elle fêtait ses 70 ans. Lors du concert Arte il y a quelques mois, elle en avait 80. Et une vivacité intacte.
À la demande générale après le concert, en dépit de l’heure tardive, j’avais lancé la vidéo. Ces documentaires-là, une fois dénichés, n’attendent pas.
Maman de trois filles, avec trois pères-maris différents. On voit souvent cela dans les pages Wikipedia dédiées aux hommes célèbres. On le voit moins dans les (rares) pages consacrées aux femmes.
Les terrifiantes conditions dans lesquelles elle a été privée de la garde de sa première fille, Lyda, rappellent la violence de nos sociétés envers les femmes et les enfants. Le père tenait à avoir la garde, mais n’en avait pas le temps : la petite fille passera donc sa petite enfance en Suisse, dans une pouponnière puis dans des foyers jusqu’à ses 8 ans. Au lieu de connaître sa mère. Elle, Martha, toute jeune maman, ne savait pas comment s’y prendre au milieu de tout ça. Sa mère, habitant la Suisse, lui avait apporté son bébé de 8 mois à Bruxelles pour qu’elle passe du temps avec elle. Le père porte plainte. Accusée de kidnapping, elle perd tout droit de garde. Le bébé repart sous la contrainte en pouponnière. Prise en étau entre la peur de sa propre mère, l’autorité de l’ex-mari et son propre bouleversement… elle bafouille et perd. Pourtant, répète-t-elle comme pour rappeler l’évidence réprimée, c’est bien elle qui l’a fait naître, cette enfant.
Quelle force dans l’âme de Lyda devenue adulte, violoniste, maman, rattrapant le temps volé et se rapprochant de sa mère, son étrangère familière. Quelle humilité chez Martha, mère et grand-mère si douce et présente, reconnaissant qu’elle n’a pas su se battre contre l’adversité. Elle aussi se rapproche. Puisque seuls le présent et l’avenir l’intéressent, dit-elle souvent. Le passé s’altère en passant, il se fige, il n’y a rien à y faire. Ce qu’elle aime, c’est faire, vivre et avoir des projets. Je me reconnais tellement dans cette vision du temps et dans cette méfiance à l’égard du ressassement ordinaire du passé, dans ce cas qu’on fait de l’âge aussi.
Lorsqu’elle regarde des photos d’elle un peu ou beaucoup plus jeune, elle ne se reconnaît pas. Elle ne se voit pas comme on peut la voir. Elle ne se voit pas vieille, dit-elle à ses filles à 70 ans, en se mettant du vernis à ongles assise dans l’herbe. À aucun moment, on ne la voit alléguer l’autorité que lui donnerait son âge avancé, son expérience, etc.
A‑t-elle seulement perçu la violence de ce qu’elle a subi, de ce qu’on lui a enlevé ? Souvent, elle avoue ne pas comprendre le pourquoi des événements. Plutôt que de fabriquer une vision qui montrerait qu’elle aurait toujours eu raison, comme on fait souvent… Les tristesses éprouvées par les unes et les autres n’ont pas durci leurs cœurs ni leurs sourires.
Il me semble que c’est toujours à cet endroit que les adultes transmettent quelque chose, souvent sans le savoir : lorsque, pour s’aveugler eux-mêmes, ils convertissent les difficultés en motifs de violence, de pressions et reproches adressés aux enfants, aux autres. Lorsqu’on subit le blâme, on apprend au mieux la fuite, au pire le ressentiment qui nous conduira au reproche. Si l’on peut accepter lucidement ses imperfections, on permet aux autres et à soi-même de vivre plutôt que de condamner. Les choses n’en deviennent pas plus simples, non. Elles en sont même moins apparemment parfaites. Mais elles gagnent en douceur.
Il y a aussi la joie. Les souvenirs d’une grande maison bohème qui accueillait les élèves et filles au pair, une maison qui pouvait voir danser Martha et ses filles sur la chorégraphie de Les aventures de Rabbi Jacob. Danse que tout ce petit monde refera aux 70 ans de la pianiste.
Stéphanie, la fille cadette, filme aussi son père, le pianiste Stephen Kovajevic. Il ne venait la voir en Suisse qu’un ou deux jours par an. Depuis, elle s’est rapprochée. Fragilement. Ses deux parents ont conservé une belle complicité qui me touche. Je n’ai jamais compris que la façon « normale » de vivre le divorce soit d’en faire une blessure narcissique détruisant tout respect de l’autre, fût-elle la mère de ses enfants. Quand on voit les parents de Stéphanie Argerich rire ensemble, quoique séparés, non-amoureux (et ce n’est pas si incroyable qu’on le raconte que de continuer à estimer l’autre après le divorce, si on a été capable de l’estimer auparavant), on mesure le mal que fait la répétition des schémas patriarcaux aux relations humaines, donc aux personnes.
Lors d’un petit déjeuner, Martha évoque sa solitude de célibataire. Les filles sont devenues grandes. Je n’ai pas une personne pour qui je suis vraiment importante, explique-t-elle. En ajoutant : Mais je travaille beaucoup et j’aime la tranquillité. Ce n’est pas si simple de devoir choisir le célibat parce qu’on ne veut pas renoncer à soi, ce qu’on attend généralement des femmes. À un autre moment du film, lorsque sa fille lui demande comment elle a fait pour combiner carrière et enfants, elle mentionne l’importance de l’aide qu’elle a eue. Ne pas vivre en couple lui a facilité les choses aussi. Parce que je ne veux pas parler contre le couple, mais bon, très souvent, ça n’est pas une aide tu vois. À ce niveau. Elle n’en dit pas plus, elle ne théorise pas. Le couple, elle a essayé. Jamais très longtemps. C’était incompatible avec ses nuits de travail.
La vivacité du jeu de Martha Argerich n’a rien de mécanique. C’est une fantaisie intense. Immergée dans le mouvement des œuvres, d’une émotion à l’autre, d’un sourire franc à un froncement de sourcils. Jamais de ce surjeu maniéré qu’on peut voir parfois chez les musicien·ne·s de représentation. Tout part de l’intérieur. La représentation n’est pas son truc. Peut-être la panique qui la submerge avant chaque entrée sur scène fait-elle office de douloureux rituel d’immersion. Ce sont les seuls moments dans le film où on la voit en détresse. Elle ne veut pas faire le concert. Elle se sent mal, déprimée, fiévreuse, malade. Le concert est un supplice. Et puis la porte de la scène s’ouvre, elle fonce vers le piano. Le bonheur de jouer. Et lorsqu’elle aura fini, commente sa fille en voix off, elle aura perdu dix ans.