En préparant ma salade ce midi, me revenait à l’esprit une interrogation. J’entends des amis, des hommes soucieux de féminisme et, mieux encore, d’autocritique se désigner comme « dominants ». Dans le contexte de nos échanges, il s’agit pour eux de décrire des situations et nommer leur position, parfois leur comportement, à la lumière de leur connaissance des rapports de pouvoir et de leurs normes. L’intention est donc bien de lutter contre le déni des discriminations, de reconnaitre lucidement la place privilégiée qu’ils occupent dans la société et de se désolidariser de l’idéologie patriarcale. Quand on veut contribuer au progrès social et à la lutte contre les violences ordinaires, la capacité à reconnaître le point de vue socialement situé depuis lequel je parle et, le cas échéant, l’inégalité dont j’ai pu jouir à ce titre est une étape fondamentale.
L’identification sociologique des rapports dominant / dominé·e passe par l’emploi de ces termes. Mais je suis sensible à certains effets du lexique de l’aliénation, notamment à celui de la surenchère ou du renforcement dans un contexte autre que celui de la description sociologique à la troisième personne. De sorte que se caractériser soi-même comme dominant·e, ou comme dominé·e, n’est pas seulement un énoncé sociologiquement descriptif. Dans nos usages de la vie courante, ces énoncés ont toujours une dimension performative, c’est-à-dire qu’ils font ce qu’ils disent. Si un chef dit « Je suis le chef », même sur un ton empli de contrition, il fait plus que décrire sa position sociale. Il la réaffirme, la réassure, et finalement renforce son autorité de chef. De la même façon, se dire « dominé·e », aussi énergique et révolté soit le ton employé, produit un effet qui nous échappe : il réaffirme et renforce notre position subalterne.
Car contrairement à ce qu’on se représente souvent, les mots ne désignent pas seulement ni clairement des choses. De façon plus ou moins chargée, ils évoquent des représentations constitutives de notre imaginaire social et de ses normes. Or, notre imaginaire social – en raison de sa dimension idéologique – valorise le dominant et dévalorise, humilie les dominé·e·s.
En d’autres termes, on ne peut pas utiliser ces termes sans tenir compte de la valorisation ou dévalorisation sociale dont ils sont inévitablement investis (même lorsqu’on les a déconstruits).
Je n’ignore pas que pour aller vite, on puisse trouver une vertu à ce raccourci classificatoire. Mais les choses étant plus tortueuses que nous le voudrions souvent, cela ne change rien à ce paradoxe : en réaffirmant sa posture dominante, on la renforce et même, on peut s’encourager à rester replié sur sa propre condition, ce qui est l’effet contraire du projet féministe. Sans doute, ici comme ailleurs, on réduirait les effets dogmatiques de nos raccourcis linguistiques en nous efforçant – autant qu’il est possible – d’élaborer des énoncés plus précis. Qu’est-ce que je veux précisément dire de moi lorsque je me caractérise comme dominant dans telle ou telle situation ? Qu’est-ce que je veux dire des autres par là ?