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Quand on veut commencer à « parler philo » avec ses amis, survient assez vite une remarque du type : « Enfin, tout cela dépend de ce qu’on entend par faire de la philosophie » !
Remarque en queue de poisson qui reviendra de manière lancinante et pourrait verrouiller vos échanges. Dès qu’on invoque le « ça dépend de chacun », on ferme la réflexion d’un bon vieux geste relativiste, marqueur d’une réticence à mettre sa propre opinion en question. Certains mettront en avant leur image de la philosophie (par exemple, être serein comme Yoda ou le Dalaï Lama) tandis que d’autres soutiendront une autre vision (par exemple, tenir des raisonnements cohérents). Et personne ne sera sorti de son point de vue… donc n’aura appris quoi que ce soit.
S’il s’agit là d’un problème récurrent, c’est que la philosophie n’est pas une discipline toute faite avec des contenus théoriques tout faits (des textes, des idées dans ces textes, des philosophes-icônes derrière ces idées et ces textes) qu’il suffirait d’apprendre – et de répéter ensuite. On apprend à philosopher et non la philosophie, écrivait Kant. D’ailleurs, cela ne vaut-il pas pour tous les savoirs ? Derrière le mot qui désigne la discipline en question, il y a toujours une pratique ou un ensemble de pratiques. L’histoire est ce qui est relatif à des pratiques historiographiques, des manières de faire de l’histoire. Il s’agit toujours de faire quelque chose, selon des méthodes différentes qui se rapportent à un objet particulier (le passé pour l’histoire, les nombres pour les mathématiques, la langue pour les lettres, etc.).
Bref, se demander ce qu’est une discipline, c’est confronter son verbe à la diversité des modes de faire ainsi qu’à l’objet qui leur serait commun.
Voyons donc quelles sont ces pratiques, disjointes voire même contradictoires, qu’on désigne par « philosopher » :
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étudier des textes et des auteurs. Faire de la philosophie, c’est en ce sens se familiariser avec la culture philosophique, c’est-à-dire avec l’histoire de la philosophie, celle qui est enseignée à l’université. Ici, c’est le travail de compréhension, d’assimilation et d’interprétation des textes qui est désigné. En ce sens, faire de la philosophie, c’est s’approprier un héritage culturel dit « philosophique » parce qu’il a à voir avec des débats d’idées.
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vivre « en philosophe », c’est-à-dire donner à ses actions une certaine cohérence en les rendant conformes à des principes qu’on se fixe. Souvent, ces principes ou règles sont élaborés en vue de poursuivre une fin agréable, comme le bonheur, la joie, la paix, la sérénité, ou tout au moins de nous épargner des souffrances causées par nos propres représentations et habitudes. En ce sens, la philosophie est un mode d’être de sorte que c’est la vie qui témoigne de la « philosophie » de son auteur.
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Exercer une capacité dialogique et critique à l’égard des énoncés proposés, c’est-à-dire « penser par soi-même » pour reprendre la formule de Kant dans Qu’est-ce que les lumières ? En ce sens, la philosophie est un travail de la pensée, ayant pour objectif d’acquérir une indépendance d’esprit (ainsi libéré des opinions héritées) propice à la découverte d’une vérité (fût-elle sceptique ou critique!).
D’autres occurrences peuvent être proposées, mais elles se rattacheront très vraisemblablement à l’une ou l’autre de ces pratiques. Une option serait de batailler pour l’une de ces représentations, en faisant valoir la stérilité des autres. Comme s’il fallait nécessairement choisir ! Or, raisonner par disjonction est utile quand cela permet d’établir des distinctions… mais peut devenir stérile quand ça nous conduit à édifier des clôtures et des compartiments, en entretenant des impensés.
Dire par exemple qu’il ne sert à rien d’étudier les auteurs, que le tout est d’être philosophe en vivant avec sagesse, ou qu’on ne peut pas vivre avec sagesse si on n’a pas d’abord travaillé son indépendance d’esprit, ou encore qu’on ne pense bien par soi-même que si on se passe du recours aux arguments des autres penseurs. Etc.
Cherchons plutôt quelque chose qui soit commun à ces différentes pratiques et qui justifie qu’on utilise le même mot. Car si on parle de philosophie dans tous ces cas, c’est probablement qu’il doit y avoir une caractéristique commune. Laquelle ? D’abord, il y a un effort de relier des productions de l’esprit (questions, arguments, valeurs, principes, idées, etc.) avec la réalité (de soi-même, des autres et du monde).
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Comprendre des textes philosophiques suppose ainsi de chercher dans leur argumentation quelle « conception du monde » leur auteur propose (selon l’expression de Dilthey, dans « L’essence de la philosophie »).
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chercher à vivre de manière philosophique, c’est chercher à agir en cohérence avec notre compréhension du réel, quelle qu’elle soit ;
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acquérir une indépendance d’esprit, c’est être capable de confronter les énoncés avec la réalité des signifiés que ces énoncés articulent, de manière à ne pas prendre des vessies pour des lanternes par exemple et ainsi à ne pas se laisser duper par les manipulations rhétoriques.
Dans ces différents cas, un effort pour comprendre la vie et le monde est requis. Pourquoi cet effort nous apparaît-il nécessaire ? Parce que les « choses » que nous cherchons à comprendre (soi, autrui, l’existence, le monde, la vérité, l’histoire, etc.) ont plusieurs sens : elles sont équivoques. On commence à philosopher quand on s’aperçoit que le réel n’est pas univoque, qu’il n’est pas évident, et qu’ainsi il est toujours sujet à interprétation et donc à questionnement. Voilà pourquoi les questions des enfants nous poussent à philosopher ! Ils sont très forts pour souligner ce qui n’est pas aussi évident qu’on voudrait le leur faire croire !
Sur cette base, on peut mettre l’accent sur tel ou tel geste, telle ou telle méthode, mais jusqu’à un certain degré, les accents ne s’excluent pas. On peut ainsi considérer que l’étude de l’histoire de la philosophie permet de mieux comprendre ce qu’on vit et par là de mieux choisir comment vivre, ainsi que de nourrir l’esprit critique par sa richesse argumentative. On peut aussi envisager qu’on n’étudie bien les textes que si on est en mesure de les relier à des questions existentielles (non nécessairement les nôtres) et d’examiner leur pertinence logique. Rien de choquant non plus à soutenir qu’on ne peut vivre avec sagesse que si on a exploré d’autres réponses possibles aux problèmes de la vie et si on est en mesure de ne pas se laisser influencer par les opinions des autres, etc. Enfin, on peut découvrir qu’on pense d’autant mieux par soi-même si on a su se réapproprier notre héritage culturel et si l’on est soucieux de vérifier par nos actes la pertinence de nos discours. Bref, il n’est pas nécessaire de choisir entre ces pratiques philosophiques dès lors qu’on les a distinguées : au contraire, ce sont leurs liens qui les rendent intéressantes.
Quoi de commun alors entre ces différentes façons de pratiquer la philosophie ? Est philosophique toute posture d’étonnement face à l’équivocité irréductible du réel : celle qui considère que la vie et le monde peuvent faire l’objet de compréhensions contradictoires. Qu’ainsi là où les contraintes d’ordre utilitaire nous poussent à manipuler les choses de la vie et du monde en supposant l’univocité de leur définition et leur caractère évident, la philosophie repose dans une attitude de désobéissance à l’égard de tout ce qui se présente comme évident (y compris à l’égard des concepts philosophiques dont parlent les philosophes!).
Tiens donc ! En recensant nos grandes opinions sur la philosophie et en examinant leur apparente exclusion mutuelle, on n’aurait pas déjà commencé à faire de la philosophie ?