45 jours. Ou plutôt 45 nuits, m’étais-je dit pour sentir les victoires des dodos successivement cochés. Et à la fin : les pieds sur terre. Les deux. Et la reprise de ce carnet.
Comme prévu, la matinée avait filé, en pyjama, occupées à déballer les décorations et à les éparpiller sur le sapin fraîchement installé. Ella Fitzgerald chantait Noël. La brioche traînait sur la table. Surtout, étirer la fête : les filles font leur plus beau sapin. Et moi je console l’enfance que je n’ai pas eue par un fragment de celle dont je rêvai. J’ignore si le 25 décembre de mes rêves sera un jour possible. Mais ce moment-là où nous conjurons les griseries hivernales par des guirlandes de fantaisie et d’amour, je le chéris chaque année.
Bref, le 27 novembre dernier fut un dimanche pluvieux illuminé par le plus beau sapin du monde. Je ne savais pas encore que je passerai à ses côtés les fameux dodos à cocher. Dans le salon, sur un lit médicalisé depuis lequel j’écris maintenant. Il aura même sa prise connectée, le sapin, pour que son étoile rythme mes journées.
Un pied sur terre, les deux bras sur des cannes anglaises, seule adulte à domicile, il faut réinventer les gestes quotidiens. Et faire un long effort de concentration : puisque ces derniers mois m’avaient redonné un tonus que je n’avais plus eu depuis tant d’années, il n’était pas question que l’accident vienne le saper. Bien sûr je déplorerai les vacances annulées, les joggings impossibles, les cours de coréen ratés, les trois vis dans mon tibia fracturé, les trajets manqués vers l’école des filles ou vers /ut7, les renoncements, les peurs, et le souvenir violent de la voiture qui me fonce dessus. Mais que ça n’assombrisse pas mon regard, puisque j’étais en vie. Des routines de gym adaptée et de variations musicales m’y aideront. Un kinésithérapeute m’avait expliqué : face à la douleur, il faut résister par le mouvement à la prostration spontanée du corps. Comme de l’esprit.
Ce dimanche-là, le soir venu et les filles parties, je modifie l’itinéraire pour éviter l’exhibitionniste rencontré sur la passerelle au début de mon jogging. Il est connu dans le quartier, mais il n’y venait plus depuis quelques mois. On m’a plusieurs fois recommandé de passer par la route urbaine bien éclairée quand je rentre seule la nuit. À cet endroit, sur un passage piéton à la silhouette toute verte, je croise brutalement un chauffeur (un faucheur aussi) qui n’est pas en état de conduire correctement sa grosse voiture blanche. Et qui en avait suffisamment conscience pour s’enfuir. Des personnes s’arrêtent, me secourent, ont noté sa plaque, témoigneront plus tard. N’est-il pas ironique que le chauffard en question soit médecin ? Un médecin plus dangereux que l’exhibitionniste que je voulais éviter de revoir…
Le sapin dégarni vient de quitter la maison. Les 45 dodos sont cochés. Et je n’ai pas écrit. Quand les actions requises par le quotidien sont infiniment plus lentes qu’à l’ordinaire, la vie matérielle accapare. Plus encore qu’auparavant.
Le temps d’un sapin, la porte de la maison était ouverte en continu. Je me demandais à l’hôpital comment j’allais m’en sortir seule avec mes enfants sans pouvoir poser ma jambe droite pendant six semaines au moins. Sans sortir donc. Sans famille ni conjoint. Quelques heures après l’opération, je dressai déjà des plans d’actions utiles pour m’adapter à ces nouvelles modalités d’existence. Le « se-concentrer-sur-ce-qui-dépend-de-moi » d’Épictète.
Un ami me demandait récemment ce que j’avais tiré de cette période puisque je gardais le sourire. Eh bien, une stupéfaction. Je suis bien plus entourée que je ne le pensais. Certes, pas de famille à Noël. Mais tant de personnes proches et moins proches – ami·es, voisin·es, collègues – ont ouvert la porte chaque jour pour m’apporter de leur gentillesse et de leur intelligence. Je n’ai pas « profité » de mon enfermement pour produire un livre (je ne vois pas bien comment j’aurais fait d’ailleurs !). Mais j’ai beaucoup appris.
Un nouveau planning débute : la remise en marche progressive, encore assujettie à la lenteur des béquilles… Et si tout va bien, dans 35 dodos :