Auto-critique n’est pas refoulement, repli coupable, autocensure. Mais compréhension de ce qui empêche la vie, la création, et bride leur source : l’amour.
Nous croulons sous les recommandations, conseils, leçons, recettes, prescriptions… Il y a quelques semaines, lors d’une balade audio, nous avions évoqué la bousculade d’injonctions qui soufflent l’air du temps. Épuisantes fascinations pour les stratégies du comment … ?
Je me souviens mon malaise, après l’envoi hebdomadaire de ma newsletter l’an dernier. Sans doute ce qui me freine aujourd’hui. En me relisant après coup, il me semblait qu’on pouvait interpréter mes chroniques comme des conseils de sagesse vaguement surplombants. Ce qui pouvait leur donner un caractère prescriptif tellement contraire à mon intention. J’espérais proposer un regard, dessiner une fenêtre possible parmi d’autres, variation improvisée et caféinée du mercredi matin. J’espérais encourager l’esprit critique, mais l’on pouvait aussi lire dans mes mots des dogmes, des contenus de foi, des invitations à croire.
Je n’ai jamais reçu de plainte à ce sujet. Au contraire. Mais précisément. C’est souvent ce que nous attendons : des techniques pour mieux vivre. Des solutions stratégiques pour se libérer de nos maux. Le succès commercial des livres de développement personnel se nourrit de notre besoin de nous rassurer. Ce tapis de peurs qui nous précipitent sous les pieds des maîtres à penser, y compris des philosophes.
La dimension nécessairement courte d’une newsletter (il faut faire bref, si l’on veut être lu·e), et mon désir de lutter contre le cynisme grossier si favorable aux tyrannies, mon désir aussi de ne pas trop heurter mon lectorat, me conduisaient à resserrer mon propos sur des sources de joie (actions, manières de voir, aspects de l’existence…). Et en effet elles importent bien à mes yeux. Comme des amorces de pensée, non comme des commandements. Je ne travestissais pas mes idées, j’avais du plaisir à initier une correspondance, mais je ne communiquais que ce qui était rapidement communicable, sans être déprimant.
Or, chercher la joie en s’épargnant l’inconfort et le temps de la conscience auto-critique, c’est sans doute le plus sûr moyen de s’aliéner. Il y a moult techniques de domination et stratégies d’aliénation, mais il n’y en a pas pour l’émancipation. Il faut se méfier des promesses de liberté qui, en pratique, convertissent nos désirs de liberté en pratiques d’assujettissement. Et très concrètement, le meilleur moyen d’assujettir des individus consiste à leur apporter sur un plateau des moyens précaires d’apaiser leurs peurs, tout en maintenant vivace leur inquiétude pour ce qui est incertain (l’avenir, l’autre, le changement, etc.).
Dès qu’un homme en vient à la conviction foncière qu’il lui faut subir un commandement, il devient « croyant ». En revanche, une joie et une force de la détermination de soi seraient concevables, une liberté du vouloir, à la faveur desquels un esprit congédierait toute croyance, tout désir de certitude, exercé qu’il serait à se tenir en équilibre sur des possibilités légères comme sur des cordes, et même à danser de surcroît au bout des abîmes. Pareil esprit serait le libre esprit par excellence (Gai savoir, § 347).
Ce cercle vicieux freine l’esprit critique et autocritique. Car penser d’un point de vue critique, c’est a minima se réjouir de cette difficulté que tant redoutent : chercher à comprendre ce qui ne va pas et pourquoi ça ne va pas, jusque dans ses propres idées. Ce qui suppose de ne pas redouter ce qu’ordinairement on craint : la conscience de ses erreurs et des normes qui ont pu conditionner nos discours, nos décisions, nos actions, oppressives et opprimées.
On pourra dire cette joie toute théorique, donc peu redoutable. Je peux faire preuve d’esprit critique, savourer les déconstructions, et conserver mes habitudes asservissantes (pour moi et/ou pour autrui). Beaucoup s’accommodent d’un esprit critique académique, tout en demeurant rétifs à des pratiques desaliénantes pour soi et pour les minorités. Sans quoi les laboratoires de philosophie sociale et de sociologie critique seraient bien plus paritaires et mixtes ! Ce qui définit de tels lieux, où l’idéologie patriarcale est si manifeste, c’est la culture du pouvoir, non la pratique de la pensée critique.
Au contraire, il me semble vraiment – à force de vivre et de vouloir vivre, par dessus les renoncements qu’on attend des femmes – que l’exercice continu et réel d’une pensée critique est inventif et produit par là des effets pratiques. Non par l’adhésion à des recettes (la pensée critique est singulière et chaotique, elle ne se satisfait pas d’une méthode toute tracée).
Mais parce que renoncer à vivre ses idées fait trop souffrir et interdit toute joie. On ne renonce au changement qu’en renonçant à penser. Mais si l’on n’abandonne pas le mouvement de ses idées, si on continue de les développer, corriger, peaufiner, exprimer, au contact d’observations et expériences, il arrive un moment où l’action – suppose-t-elle un tunnel de difficultés – s’impose à nous. Et dans ce mouvement ininterrompu qui entrelace les idées et les actions, dans cette vie non résignée, et dans toutes les possibilités inattendues qui la définissent, il y a une joie permanente.