Pour rappel, j’écris ici un billet qui n’est qu’un brouillon. Quelque chose comme un fragment de journal que je choisis de partager avec les personnes qui aiment venir ici prendre des nouvelles. Il est donc marqué du sceau de l’éphémère ordinaire.
Quitte à me désynchroniser sévèrement d’une majeure partie de la société, j’ai organisé ma solitude entre Noël et Nouvel an. Et je ne suis pas malade. Ni malheureuse. La garde alternée et les congés du reste de l’équipe /ut7 m’offraient cette possibilité d’ermitage d’une semaine sans déplacement, ni contrainte scolaire. La belle occasion pour moi de convertir l’absence de personnes qui me manquent (mes filles, aux premières loges) en une semaine de temps épais pour travailler. Finalement aussi, l’occasion de vérifier que ce qui peut horrifier des gens me rend à peu près euphorique : la solitude laborieuse.
Cela faisait longtemps que je cherchais à caler une parenthèse qui favorise la concentration et le type de labeur dont j’ai égoïstement besoin : plonger dans des livres, faire des fiches, former un bouillon mental où progressivement des idées glanées au cours de la recherche se rencontrent et cherchent à s’agencer pour répondre au problème que je me pose et sur lequel j’ai envie d’écrire. J’ai besoin de ce temps pour me façonner mon chez moi, ce qui – à ce stade – ne consiste pas à décorer la maison, mais à m’installer mentalement dans les textes et les sujets que je travaille.
Pour fixer cette solitude, une multitude d’obstacles apparaissent. La peur de se sentir seule étant sans doute la difficulté la plus partagée, par conséquent celle qu’on hyperbolise. C’est pourtant la plus facile à réduire si on s’entraîne à la surmonter. À chaque fois que je ressentais une vague hésitation à faire quelque chose seule parce qu’on le fait d’ordinaire en couple / en famille / entre ami·e·s (cette dernière option étant plus rare à mon âge, âge auquel les ami·e·s sortent principalement entre couples), j’ai pu expérimenter le contraire de ce que je redoutais : une joyeuse rencontre tout à fait inattendue, une amie qui se joint à moi à la dernière minute parce que j’avais impulsé l’action, un changement de programme qui ouvre d’autres opportunités, ou le plaisir extatique de se balader seule après avoir vu un beau film, de se sentir « citoyenne du monde » ou encore de se sentir appartenir au tout plutôt qu’à un groupe particulier, etc.
Au fond, quand on élimine la peur de la solitude, quand on lui retire les teintes grisâtres que notre imaginaire collectif lui accole, on augmente la possibilité de faire ce qui nous tient vraiment à cœur. Cela ne se fait pas du jour au lendemain, mais progressivement, on voit des ailes pousser et leur mouvement s’amplifier. Chez soi et chez celleux qui se libèrent de la même peur et que, subrepticement, on admire de plus en plus. Ce qui nous dispose à créer autant de possibilités de partage.
De sorte qu’au lieu de continuer à faire ce qui nous assure la présence des gens que l’on côtoie, au lieu donc d’attendre des autres ce qui apaise ponctuellement notre peur de devoir nous auto-suffire (car au fond, personne n’échappe à cette solitude existentielle là, fondamentale), on découvre ce qu’on peut faire. Ce qu’on peut faire soi, avec son existence. Sans clôture. On découvre son « pouvoir-du-dedans » (Starhawk, toujours, parce que son idée a changé mon regard sur mes limites). Contrairement à ce qu’on se figure ordinairement pour habiller l’épouvantail de la solitude, l’indépendance ne signifie pas le repli asocial. Elle ne signifie pas non plus le détachement. Car l’attachement fondé sur la dépendance psychique – donc sur le besoin de désamorcer la peur d’abandon par le contrôle de l’autre – ne tolère pas l’altérité constitutive de la relation. Dans cette dépendance dite affective, on ne s’attache pas à autrui, on attache autrui à soi, à ses propres peurs, besoins, désirs, convictions, etc.
L’indépendance morale – ce qu’on pourrait aussi appeler le respect de soi très bien présenté par l’écrivaine récemment disparue Joan Didion - suppose d’entraîner quotidiennement son courage et d’assumer ce qui nous importe. Elle permet la relation dépourvue de contrôle, donc une relation où l’autre est visé·e dans et pour sa singularité, dans une nécessaire symétrie, une relation où l’on s’attache à l’autre non comme support de nos besoins, mais comme personnalité distincte dont on peut remarquer les vertus (là encore, les relations fondées sur l’anxiété et le besoin de contrôle rendent aveugles aux vertus d’autrui, son indépendance contraindrait la nôtre, ce qu’on ne saurait supporter). En bref, l’indépendance permet l’estime et l’amour qu’empêche l’appropriation.
Où commence la solitude ? C’est une question que je me pose souvent. Surtout lorsque je m’étonne de me sentir incroyablement reliée, entourée, alors même qu’au regard de la société, je suis plutôt solitaire ( en philosophie comme dans d’autres activités artisanales, il faut des heures et des heures de solitude pour apporter un jour quelque chose aux autres, ce qui renforce mon plaisir de voir mes ami·e·s lorsque j’en ai la possibilité). Inversement, nous connaissons tou·te·s ce sentiment de solitude éprouvé au contact d’autres personnes, dans tel ou tel contexte de la vie sociale. Combien de choses douloureuses acceptons-nous, combien de violences ordinaires protégeons-nous, combien d’assujettissements avons-nous pu accepter, non parce que c’était nécessaire à notre épanouissement à long terme, mais parce qu’elles nous « épargnent » à court terme la solitude qui nous construirait ? Où commence la douleur ? Non dans la solitude existentielle, mais dans l’existence opprimée, réprimée.
Qu’il faille distinguer la peur de la solitude (ce n’est qu’une peur, et on peut apprendre à la surmonter pas à pas, quoique ça puisse être douloureux au début), l’oppression (qui passe par l’appropriation / l’exploitation matérielle des vies) et l’indépendance morale (qui n’est jamais acquise, mais se déploie dans l’épanouissement et in fine nous rapproche des autres en les respectant sans leur obéir) est à mon avis crucial pour s’émanciper.
Bref, depuis dimanche 26 décembre 8h, j’étudie Monique Wittig un livre après l’autre, un commentaire après l’autre. Je prends des notes, je fais des fiches. Ravie de faire enfin autour d’une penseuse ce que j’ai fait jadis sur Platon, Aristote, Descartes, Kant, Hegel… Je m’accorde des pauses au piano, en déchiffrant tranquillement la première Gymnopédie de Satie. Nous sommes mercredi et je me demande si je ne devrais pas écrire, plutôt que lire. Afin d’écrire, Susan Sontag disait devoir canaliser son penchant pour la lecture. Dois-je en faire autant ? Dois-je me décider à écrire depuis ma vie et ce que j’ai déjà accumulé dans mes notes (toujours insuffisantes, quid de tous ces livres de penseuses que je n’ai pas lus ?) ? Ou bien continuer à avancer dans ma pile de lectures pour pouvoir en parler (alors quid de mes propres expériences minoritaires et de ce qu’elles m’ont donné à penser ?) ? Cette question continue de me hanter. Dans le doute, j’applique la morale provisoire de Descartes : lorsqu’on est perdu·e, quel que soit le bout de chemin emprunté, mieux vaut marcher qu’attendre.
Merci Peggy pour ce billet passionnant qui tombe comme d’habitude à pic dans ma vie.
J’ai expérimenté l’affrontement de ma peur de la solitude le 31 décembre, justement parce que je ne voulais pas m’assujettir à cette peur en participant à une soirée festive et dénuée de sens (pour moi en tous cas) uniquement pour m’épargner la solitude et dans laquelle je me serais sentie très seule!!!
Donc, j’ai choisi la solitude et ça s’est très bien passé ! Je me suis sentie libre !
Ton billet met remarquablement des mots pertinents sur cette expérience et me permet de la penser
Tu as du génie Peggy !
Merci beaucoup… Partager nos expériences libératrices de solitude peut en effet nous aider à la revaloriser / dédramatiser ! Bon cheminement 🙂