Rire, ça se décide ?
Alors même que nous nous retrouvions pour une triste occasion – la commémoration d’un décès –, quelqu’un me racontait avoir décidé trois semaines plus tôt de rire chaque jour. À vrai dire, le talent de cette personne à rayonner par sa bonne humeur semblait rendre sa décision superflue.
Mais non. Cette résolution, me dit-elle, a changé quelque chose à sa vie : elle porte désormais plus d’attention délibérée et quotidienne à ce qui peut la faire rire. Comme elle est passionnée de chiffres, elle me donne pour exemple un palindrome affiché sur son four qu’elle n’aurait pas repéré sans cette volonté de guetter le drôle à la moindre occasion.
On s’imagine le rire spontané, réaction involontaire déclenchée par une scène ou un propos comique. Mais notre capacité à percevoir cette scène ou ce propos comme drôle suppose une attention et des jeux d’esprit, culturellement situés, qu’on n’est pas toujours disposé·es à mobiliser.
Tout peut nous dissuader de rire : la peur de ne pas être pris·e au sérieux par ailleurs, la peur de paraître trop expressif·ves ou de montrer ses dents (les deux étant liés : par exemple les Coréennes cachent leur bouche avec leurs mains quand elles rient), et aussi bien sûr la considération de tout ce qui ne va pas, dans le monde comme dans notre environnement immédiat.
Loin de moi l’idée d’alimenter la positivité toxique ambiante qui vise à occulter la dimension socio-économique de nos souffrances, souffrances par ailleurs renforcées par les rhétoriques politiquement et médiatiquement anxiogènes. Pourtant, quand mon interlocutrice me raconte sa décision de rire chaque jour, je me dis qu’elle a raison, que rire se décide en effet. Que ça rend service même : qu’il est doux de pouvoir confier ses chagrins entre ami·es quand on sait qu’on pourra rire ensemble ensuite ! C’est décider d’ouvrir régulièrement un tiroir de notre esprit dont on peut facilement oublier l’existence, et dont on a besoin pour ne pas suffoquer sous ce que Nietzsche appelle “l’esprit de pesanteur”.
Rire, ça se décide ?
Je ne m’y connais pas beaucoup en stars de cinéma, mais en apprenant le décès de Diane Keaton – qui m’a émue, admiration pour son style et son humour (dont son compte Instagram déborde) – j’ai repensé à une discussion que j’avais eue ce week-end.
Alors même que nous nous retrouvions pour une triste occasion – la commémoration d’un décès –, quelqu’un me racontait avoir décidé trois semaines plus tôt de rire chaque jour. À vrai dire, le talent de cette personne à rayonner par sa bonne humeur semblait rendre sa décision superflue.
Mais non. Cette résolution, me dit-elle, a changé quelque chose à sa vie : elle porte désormais plus d’attention délibérée et quotidienne à ce qui peut la faire rire. Comme elle est passionnée de chiffres, elle me donne pour exemple un palindrome affiché sur son four qu’elle n’aurait pas repéré sans cette volonté de guetter le drôle à la moindre occasion.
On s’imagine le rire spontané, réaction involontaire déclenchée par une scène ou un propos comique. Mais notre capacité à percevoir cette scène ou ce propos comme drôle suppose une attention et des jeux d’esprit, culturellement situés, qu’on n’est pas toujours disposé·es à mobiliser.
Tout peut nous dissuader de rire : la peur de ne pas être pris·e au sérieux par ailleurs, la peur de paraître trop expressif·ves ou de montrer ses dents (les deux étant liés : par exemple les Coréennes cachent leur bouche avec leurs mains quand elles rient), et aussi bien sûr la considération de tout ce qui ne va pas, dans le monde comme dans notre environnement immédiat.
Loin de moi l’idée d’alimenter la positivité toxique ambiante qui vise à occulter la dimension socio-économique de nos souffrances, souffrances par ailleurs renforcées par les rhétoriques politiquement et médiatiquement anxiogènes. Pourtant, quand mon interlocutrice me raconte sa décision de rire chaque jour, je me dis qu’elle a raison, que rire se décide en effet. Que ça rend service même : qu’il est doux de pouvoir confier ses chagrins entre ami·es quand on sait qu’on pourra rire ensemble ensuite ! C’est décider d’ouvrir régulièrement un tiroir de notre esprit dont on peut facilement oublier l’existence, et dont on a besoin pour ne pas suffoquer sous ce que Nietzsche appelle “l’esprit de pesanteur”.

Un antidote spirituel au sentiment d’impuissance
Bien sûr, si je vous parle de cette place qu’on peut donner au rire volontairement, consciemment, ce n’est pas non plus pour défendre l’humour conformiste. Celui qui fait du rire une réaction incontournable et vous stigmatise si les blagues sexistes, racistes, classistes, validistes, homophobes, transphobes etc. vous mettent en colère. Le fameux “on-ne-peut-plus-rien-dire-il-faut-savoir-rigoler-dans-la-vie”.
Au contraire, le rire est une façon très efficace de transformer, retourner le stigmate. Il a une fonction critique que les humoristes connaissent bien. Il ne suppose pas la mise entre parenthèse de la réflexion et des émotions – qui comme telles sont toujours aussi sociales, politiques – comme la colère, la peur, la tristesse. Il y trouve au contraire ses racines.
“J’ai léché les lèvres d’une louve, la colère,
et je m’en suis servie pour illuminer, rire,
protéger, mettre le feu en des lieux où il n’y avait ni lumière, ni nourriture, ni sœurs,
en des lieux sans merci.”
Audre Lorde, “De l’usage de la colère : la réponse des femmes au racisme” dans Sister Outsider

C’est ce rire subversif qu’on peut décider consciemment, celui qui peut créer des alliances sans infliger d’orthodoxie (chose subtile : dès qu’il y a groupe, il y a ce risque du rire infligé, affligé, humiliant). Celui qui requiert de l’attention consciente et un brin de douceur, d’imagination poétique, d’interaction avec tout ce qui habite notre environnement. Celui qu’on peut avoir même lorsqu’on est seul·e et qu’on peut aimer chez les autres parce qu’il exprime leur singularité. Un antidote spirituel au sentiment d’impuissance qui peut vite se muer en ressentiment stérile.
J’irai même jusqu’à en faire un exercice spirituel – expression reprise à Pierre Hadot qui l’appliquait aux sagesses antiques. Ce qui revient à prendre le contrepied d’une représentation très patriarcale qui renvoie le rire à la frivolité… notamment féminine !
Dans la répartition stéréotypée et genrée des rôles, on compte davantage sur les femmes pour mettre un peu de jovialité hospitalière, faire un trait d’humour pour arrondir les angles, agrémenter le quotidien de sourires et d’un brin de fantaisie, rendre l’atmosphère respirable. Loin du ton austère de celui qui a raison et qui compte sur ces rires tout en les dénigrant.
Mais ce qui fait l’objet du mépris majoritaire est en fait une ressource salutaire, une sagesse subversive, de l’ordre de ce que Dénétem Touam Bona appelle la “sagesse des lianes”. C’est la grâce de ces retournements que les minorités sociales connaissent bien : leurs tips de sagesse ordinaire ont beau être humiliés, ils n’en demeurent pas moins puissants. Cultiver le rire envers et contre tout est une chose qu’on apprend, parce qu’on constate que c’est nécessaire pour la santé mentale, nécessaire pour bricoler des résistances dans la joie, nécessaire pour se soutenir et se consoler.
On parle souvent de collecter nos gratitudes. On pourrait en faire autant pour nos rires. On en apprendrait davantage sur nous, sur les autres et sur notre capacité à résister aux engourdissements anxiogènes de nos idées fixes.
Pour que nos colères, nos peurs, nos plaintes soient des moteurs de transformation et de création, il ne s’agit pas de les éteindre par le déni, ni de les figer en obsessions. Il s’agit de les maintenir en mouvement en les liant à nos rires, nos joies, nos gratitudes.
Qu’est-ce qui vous a fait rire récemment ? Qu’est-ce qui ne fait rire que vous ?
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Publié le 15 octobre 2025
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