En notant et enregistrant quelques idées ici (au lieu de raccourcir ma mémoire à force de jeter mes notes griffonnées), je me crée la possibilité de voir à quel point et sur quelles questions je me contredis. Je n’ai pas de difficulté à admettre les contradictions internes, au contraire. C’est une des nombreuses et utiles leçons enseignées par mon ancien professeur Pierre Macherey, que je reformule à peu près : au lieu de dénigrer les contradictions d’un·e auteur·rice comme les signes d’une pensée insuffisante, mieux vaut les comprendre, les resituer, les accentuer même, pour saisir les tensions d’une pensée en action. C’est tellement plus intéressant sous cet angle. Au lieu de survaloriser l’identique à soi, chercher le mouvement dans les incohérences.
Mais comment mieux identifier nos propres contradictions ? On peut bien en repérer à la volée. Mais rien de tel que d’écrire ce qu’on croit penser, pour observer qu’on peut penser le contraire quelques jours plus tard.
Mon exemple du jour. Discussion à table, ce soir, avec mes filles. Madeleine pose des questions sur la santé et la longévité (j’ai pas mal lu sur le sujet, ayant fait tout le contraire de ce que le moindre bon sens préconiserait, pendant au moins 30 ans de ma vie !). De fil en aiguille, et pour détendre ce questionnement possiblement anxiogène, je glisse sur l’importance d’avoir autant que possible un « bon moral », de faire ce qu’on aime.
C’est trivial, mais outre quelques observations personnelles d’ami·es plus âgé·es, ce point était très mis en avant dans différentes enquêtes de terrain, sur les centenaires d’Okinawa par exemple. Comme il paraît d’après mon entourage que j’ai un « bon moral » (c’était loin d’être si net quand j’étais plus jeune), comme il n’est pas tout à fait absurde de penser qu’en philosophie, on réfléchit sur ce que c’est que bien vivre ou avoir une vie bonne, Madeleine me demande : comment on fait pour avoir un bon moral ?
Me viennent à l’esprit plusieurs thèses ou astuces, bricolées, mais néanmoins personnellement adoptées. J’en partage deux-trois (ce n’était pas la première fois en fait). Et simultanément, me revient aussi à l’esprit que j’écrivais ici avant-hier ma méfiance à l’égard des personnes aimant prescrire aux autres des règles de conduite. Me référant à Pina Bausch, « je n’énonce pas de sages préceptes ». Parce qu’il m’importe de soutenir les autres dans leur libre et singulière vitalité (trop souvent brimée par les diktats de tous ordres). Etc.
Et pourtant, je me suis façonné une série de préceptes pour moi-même. Si je les partage quand on me les demande, alors j’endosse la posture d’influence dont je me méfie tant. Si je refuse de les partager, a fortiori auprès de mes filles, je peux les priver de quelque chose (déjà que je ne sais pas faire grand chose d’autre que réfléchir, quoique mes résultats soient insatisfaisants…).
Je réfléchirai à cette incohérence. En lui appliquant le conseil de Pierre Macherey. Mais si je n’avais pas écrit mon billet d’avant-hier, je n’aurais sans doute pas perçu de façon si aiguë cette contradiction entre le principe adopté sur le plan philosophique (je n’énonce pas de préceptes) et celui adopté sur le plan de la vie (j’en énonce pour moi-même et ils m’aident beaucoup).
Or, penser avec honnêteté (vérité ?), n’est-ce pas s’efforcer de réduire cet écart – traditionnel ! – entre le discours philosophique et celui de la vie ?