Enfin, le hasard m’a placée au siège 96 de la voiture 1 du train Paris – Lille.
Au détour d’une conversation chez /ut7 aujourd’hui, il a été question d’enfance et de la cohérence narrative que beaucoup désirent donner à leur passé. Je me méfie de cette cohérence ou plutôt du besoin de cohérence rétrospective : la récurrence que l’on peut observer dans certains de nos choix peut nous conduire à des interprétations utiles sur nous-même. Mais elle n’indique pas notre cohérence. Des récurrences peuvent heureusement s’entremêler dans l’incohérence d’une vie qui se développe. Tout comme Hume montrait que la succession habituelle de deux événements ne signifie pas que le premier soit la cause nécessaire du second.
Quoiqu’il en soit, j’ai souri quand j’ai vu le numéro de place sur mon billet. Il m’avait déjà traversé l’esprit de le choisir sur l’application SNCF (sans vérifier que c’était possible). Mais j’ai préféré laisser faire la contingence.
Peu de choses matérialisent mon enfance. Il ne m’en reste que très peu de traces et ma mémoire est aussi floue que fragmentée. Mais quelque chose m’avait conféré de 6 à 10 ans un bout stable d’identité : 96. Mon numéro à l’internat. Cousu en rouge, fond blanc, étiqueté sur les vêtements que l’école me donnait. Il figurait aussi sur mon casier à chaussures à l’entrée du dortoir, et sur mon armoire beige. Il m’appartenait, en marquant les choses que j’avais le droit d’utiliser. Il m’ouvrait un accès personnel à quelques objets du monde qui m’étaient par là réservés, sans nuire à l’égalité sociale. Il me protégeait – comme il protégeait les autres enfants de l’internat – de ce que je découvrirai avec incompréhension lors de mon entrée dans un collège radicalement différent : la bêtise qui hiérarchise les individus en fonction de leur aptitude à montrer la richesse de leur famille.
Un chiffre est une abstraction. Mais 96, c’est autre chose. Je n’y pense jamais sans tendresse.