Que faire de la philosophie quand on est une femme ?

Le texte de l’épisode

Vous pouvez télécharger ici la transcription de l’épisode, histoire d’en faciliter et / ou prolonger l’écoute.

La référence à Catherine Malabou

J’évoque dans cet épisode le travail réflexif que partage la philosophe Catherine Malabou dans son ouvrage Changer de différence. Le féminin et la question philosophique. Elle revient avec une grande honnêteté intellectuelle sur son désir de jeunesse : imiter le modèle masculin, philosopher comme « le plus fort des hommes » malgré la conscience qu’à un moment donné, sa carrière académique sera empêchée, au moins en France.
Pour Malabou (et c’est aussi mon expérience personnelle), dans la formation philosophique d’une femme, il y a 3 étapes : faire comme (imiter et répéter le langage des philosophes de la tradition), faire ensemble (prendre conscience de la misogynie et rencontrer les femmes philosophes, se lancer dans le « devenir lesbien de la pensée » pour reprendre sa belle expression) et faire sans (envoyer valser la philosophie qui fait autorité, penser le féminin à partir de son impossibilité philosophique).
Elle souligne aussi comment, à l’issue d’une incorporation réussie des normes masculines, la femme se confrontera encore à l’impossibilité d’être philosophe. Non seulement parce qu’il lui manquera la parole qui lui permettra de penser sa propre expérience donc de devenir une philosophe singulière (elle restera commentatrice par exemple), mais aussi parce que son autorité philosophique ne sera qu’une imitation de l’autorité masculine. Apprendre la philosophie, chez la femme, c’est se retrouver à l’issue de sa formation dans l’impossibilité d’être philosophe autrement que par la répétition d’une tradition masculine.
D’où cette regrettable conséquence : en philosophie, on n’a pas encore vu l’engendrement par une femme d’une nouvelle tradition comme on l’a vu dans d’autres disciplines, comme Margurite Duras en littérature, Pina Bausch en danse et Georgia O’Keefe en peinture. Une rupture dans la tradition philosophique aurait pu ouvrir le champ à une inventivité philosophique donnant aux femmes notamment une langue pour dire leur singularité au lieu de répéter. À défaut, il faut à tout le moins explorer ce que Malabou appelle l’espace de la philosophie empêchée, c’est-à-dire envoyer valser les normes de la philosophie, repousser ses limites, ce qui veut dire renoncer au pouvoir pour inventer des possibles.
Et c’est dans cette réjouissante perspective que s’inscrit Simone et les philosophes ! 🙂

EXTRAITS :
« C’est d’abord dans la période d’apprentissage que la femme se trouve en état d’infériorité », écrit Beauvoir (…). J’ai connu moi aussi cette timidité, cette hésitation. J’ai connu les réflexions acerbes et misogynes de mon professeur de philosophie de khâgne au lycée Henri IV. « Cela », disait-il parfois, lorsqu’il abordait un point de vue « difficile » (ah ! La difficulté en philosophie ! Voilà la mystification maîtresse qui transforme les concepts en boulets de plomb idéologiques), « vous, mesdemoiselles, vous n’avez pas besoin d’écouter cela, vous pouvez penser à autre chose. » Sous-entendu : votre concours est plus facile (à cette époque, les concours n’étaient pas mixtes, …). La liste des remarques de ce genre, des paroles méprisantes, ou à l’inverse, l’apparente et insupportable flatterie des gestes déplacés ou des tentatives de séduction, serait longue à dérouler. Beaucoup de femmes, tristement, la connaissent.

Je me suis juré, lors de ces années d’apprentissage, d’arriver à tordre le cou au « difficile » jugement. Ce fut là ma riposte, qui en valait une autre. (Et, mes chères sœurs, je vous le dis en confidence, je garde encore aujourd’hui, de cette époque, la satisfaction, la jubilation secrètes d’être « devenue aussi forte qu’eux », de n’avoir rapidement plus eu peur de personne en philosophie. Je les prends tous sur le ring, me disais-je, je les attends, pas de problème, venez, que l’on discute un peu, que préférez-vous, le syllogisme disjonctif, la déduction immanente dans la Doctrine du concept ou la question de l’essence de la vérité chez Heidegger?). En choisissant de faire ma thèse sur Hegel, de me consacrer entièrement à la philosophie « pure » (pas d’esthétique ni rien d’appliqué), je me suis juré que je me construirai des lames et des lances conceptuelles tranchantes, que mes raisonnements et déductions seraient d’une exemplaire solidité, que je serais, il est vrai, comme le plus fort des hommes. (…) Cette liberté paradoxale du « faire comme » s’est conquise au prix de l’interdit de la narration et de la « transparence » de l’auteur. Il a fallu cesser de se comporter « comme une littéraire », comme une femme justement, arrêter de raconter des histoires, ne plus être personne en particulier, effacer son « moi », son genre, son caractère, son histoire. User de cette langue, neutre, asexuée, affreuse, dans les dissertations ou les mémoires ! Écrire sur le modèle de ces introductions aux œuvres complètes des grands penseurs rédigées par des inspecteurs généraux. Comme le remarque très justement Luce Irigaray, à défaut de langage sexué féminin, les femmes utilisent une langue « soi-disant neutre mais où elles sont privées de parole ». Elles ne se sentent pas chez elles dans cette langue.
Sans doute ma rencontre avec la déconstruction est-elle née en grande partie du désir de retrouver ce que j’avais dû sacrifier et qui était peut-être, d’abord et tout simplement, ma féminité.

La femme n’invente peut-être pas de questions philosophiques, mais elle crée des problèmes. Partout où elle le peut, elle met des bâtons dans les roues des philosophes et des philosophèmes. L’impossibilité d’être une femme se change alors en l’impossibilité de la philosophie. (…)

Il vient un temps où l’on sait que la philosophie n’a plus rien à offrir, qu’elle ne peut accueillir l’essence fugitive des femmes, que les études de genre ou la déconstruction ne le peuvent pas non plus. Il faut partir seule, déplacer, rompre, dégager de nouveaux espaces, devenir possible, c’est-à-dire renoncer au pouvoir. Le pouvoir ne peut rien contre le possible. (…)

Philosophe, ne le suis-je donc pas du tout moi-même ? Il n’est pas impossible que je le sois, mais c’est, vous l’aurez compris, au prix d’une grande violence, celle que la philosophie exerce constamment contre moi et celle que j’exerce en retour contre elle. (…) Du coup, il n’y a plus de limites, plus de murs, il ne me retient pas. C’est là ma seule chance. Il se peut que de cette désorientation résulte une œuvre. Je rejoindrais alors le cortège dont j’étais partie, celui de la marche progressive vers la libération. Des femmes ?

Vos questions et/ou idées de sujets

Quelles questions vous viennent à l’issue de cet épisode ? Avez-vous des idées de sujets que vous aimeriez que j’explore pour vous et avec vous ?
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